1762-08-15, de François Pierre Pictet à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Vous serés sans doute, étonné de recevoir encore aujourd'hui une de mes Lettres, Mais La Révolution dont nous venons d'être témoins, donne lieu à tant de Réflexions, que quoique j'aie desjea eu l'honneur de vous mander ce qui s'est passé à l'instant de l'événement, je ne puis m'empêcher de vous entretenir encore de mille Idées qui me sont venues.
Je ne sçais l'idée qu'on se formera dans L'Etranger de ce qui s'est passé ici, Nous ne le savons pas encore, et vraisemblablement nous ne le saurons jamais, Mais Je me persuade que tout Ceux qui ont Connûs le Caractère de Pierre 3, son Peu de génie, la manière dont il s'est Conduit, et ses Projets; tout Ceux là, dis-je, ne pourront qu'approuver la Nation Russe d'avoir expulsé un tel homme, pour mettre sur le Trône, la plus digne et la plus grande Impératrice qui ait jamais régné dans L'Univers. Peut être se persuade t'on dans L'Etranger que La Révolution doit son origine à l'Intrigue, et à la faction; Peut être imagine t'on que la souvereine a Cherché par ses menées à se faire un parti qui pût la porter au Trône, et a emploié toutes sortes de moiens pour y parvenir; si telle est la façon de penser de L'Europe, L'Europe se trompe, et ne se fait aucune idée ni du Caractère de L'Impératrice, ni des Russes, ni de la Russie.

Soiés sûr, Monsieur, que ce n'est point L'Impératrice qui a Cherché le trône, qu'en y montant elle n'a fait que Céder au voeu général de la Nation, et qu'elle ne s'y est déterminée que pour sauver la Russie des maux aux quels elle sembloit destinée; Mais La Nation étoit-elle en droit de disposer du Trône? Cette Question, qui paroitra peut être délicatte, ne me le paroit point du tout. Il est Certain que le Gouvernement de cet Empire est Despotique, qu'on n'y Connoit ni Loix fondamentales, ni Contract qui lie réciproquement le souverain et le sujet; Que les Empereurs ont le Droit de disposer du Trône par leur Testament, et qu'ainsi il semble d'abord que quelque soit le souverain reconnu pour successeur, le Peuple doit lui obéir en silence et respecter ses Volontés, et ses Caprices. Mais s'il existe un Droit naturel, il est obligatoire pour tous les hommes, et indépendant de tout Etablissement humain, & ce Droit, je le demande, s'il oblige le sujet à être fidelle à son Maitre, n'oblige t'il pas aussi le souverain à protéger le sujet et à lui rendre justice; et si le souverain manque à toutes ses Obligations, le sujet ne devient-il pas par Cela même libre des siennes: Ce qui a produit la Révolution, est uniquement la différence des Caractères de Pierre 3 et de Catherine 2: Que devoit en effect penser le Peuple Russe quand il a vu Pierre 3 après avoir passé sa Jeunesse à s'amuser avec des bouffons, monter sur le trône, donner il est vrai de grandes Espérances pendant les premières semaines, tems pendant le quel il Consulta L'Impératrice et suivit ses Avis, Mais bientôt oublier la Promesse qu'il avoit faitte de s'appliquer aux affaires, pour se livrer entièrement à la débauche et à la Crapule la plus honteuse? Que devoit penser ce Peuple, quand il a vu ce fameux Edit de la liberté, qui d'abord avoit rendu la Nation ivre de joïe, n'être pour ainsi dire qu'un leurre qu'on lui donnoit à gober, qu'on trouvoit moien d'éluder tous les Instants, et qui n'étoit exécuté que lorsque des Officiers Russes demandants leur Congé, on avoit sous la Main des Allemans pour les remplacer? Que devoit penser Ce Peuple quand il a vû son souverain se vanter publiquement et en pleine Cour de l'avoir trahi, en faisant part au Roi de Prusse des plans de Campagne et de tous les projets des Alliés? Que devoit-il penser, en voiant la Personne qui l'avoit servi dans cette trahison, être son principal et pour ainsi dire son unique Ministre? Que devoit penser ce Peuple, lorsqu'il voioit son Maitre s'avilir lui et son Empire jusqu'à se faire honneur d'avoir le grade de Lieutenant général au service Prussien, de Commander un Régiment dans ces troupes, d'en porter l'uniforme et le Cordon, qu'il faisoit porter aux Principaux seigneurs de la Cour? Que devoit penser ce Païs de la Paix honteuse, par la quelle on rendoit au Roi de Prusse, non seulement tous les Païs Conquis au prix de tant de sang et de Millions, mais encore on lui donnoit les meilleures Troupes de L'Empire pour servir à ses ambitieux projets? Que devoit-il penser en entendant dire qu'il étoit question de Céder la Livonie au Roi de Prusse, et d'autres projets de Cette nature? Que devoit-il penser en voiant les Intérêts de son Commerce sacrifiés aux Anglois, et pour tout dire, les Ministres de Prusse et d'Angleterre gouverner absolument son Maitre? Que devoit-il penser, en apprenant qu'il étoit ordonné au Ministre envoié à Berlin, de suivre aveuglément les Ordres du Monarque Prussien? Que devoit-il penser en lisant l'ordre qui deffendoit la Cour à tout Officier Russe au dessous du grade de Major, tandis que le moindre Enseigne des troupes de Holstein y étoit admis à toutte heure, et très souvent à la table du Prince? Que devoit-il penser en voiant le souverain faire frapper une Monnoie de Cuivre, à la quelle il avoit donné une Valeur quadruple de sa Valeur réelle, ce qui occasionnoit une Contrebande d'Espèces, qui auroit infailliblement ruiné le Commerce, et l'Empire? Que devoit-il penser en voiant le Clergé, non seulement méprisé et avili, dépouillé de ses biens fonds pour y substituer des pensions, qui alloient à peine à la dixième partie de ses anciens Revenus, Mais encore à la Religion grecque l'objet du Mépris et des Railleries de la Cour, Plusieurs Chapelles abattues, L'Empereur ne remplir aucuns des devoirs extérieurs de la Religion, obliger les Courtisans à y manquer, assister plus souvent à l'Eglise Lutherienne qu'à la sienne, y mener toute sa Cour, et projetter, à ce qu'on assure, d'ôter des femmes Russes à leurs Maris, pour leur faire épouser des Lutheriens? Que devoit-il penser, lors qu'il a vu l'Empereur non seulement se disposer à servir le Roi de Prusse de sa personne, mais encore amasser autant d'argent Comptant qu'il lui étoit possible, pour le lui porter en présent? Que devoit-il penser, lorsqu'il voioit L'Empereur passer les jours et les Nuits à table, paroitre Communément ivre aux yeux de tout le monde, traiter L'Impératrice avec le dernier mépris, mettre sa maitresse de pair avec elle, par des Marques de distinction, destinées jusqu'alors uniquement pour les Princesses, Enfin pousser la frénésie jusqu'à vouloir se deffaire de L'Impératrice par la Mort ou le divorce, priver le Jeune Grand Duc du Trône, pour y placer sa Maitresse, et les Enfants qu'elle pourroit avoir? Je ne finirois plus, Monsieur, si j'entrois dans le détail de tous les sujets de plainte que Pierre 3 a donné à ses Peuples, Mais ce que j'en ai dit, suffit ce me semble pour faire voir que le Peuple Russe étoit en droit de se soustraire à l'authorité d'un Prince qui en abusoit si visiblement: Que si vous faites attention que de tout tems L'Impératrice a êté adorée des Russes, qu'elle a passé sa vie à faire du bien aux uns, et à empêcher autant qu'elle le pouvoit qu'on ne fit du mal aux autres, vous trouverés tout simple qu'il n'ait fallu ni intrigues ni moiens honteux pour la placer dans le Rang qu'elle occupe aujourd'hui: De tout tems la Nation craignoit le Règne de Pierre 3 et il y avoit déjà eu, pendant la vie de L'Impératrice Elisabeth, bien des projets formés pour l'exclure de la Couronne, on dit même que c'est une des Raisons qui avoit occasionné la disgrâce de Mr de Bestuheff; Il monta Cependant très tranquillement sur le trône, et si les premiers jours on voïoit sur tous les Visages une Impression de Crainte et de défiance, la Manière dont il se Conduisit pendant quelque tems la dissipa, et le fâmeux Edit de la liberté n'auroit rien laissé désirer à la Nation, si la suite avoit répondu à de si belles apparences. Ce fut alors que j'eus l'honneur de vous écrire: Mais bientôt, Pierre 3 Cessant de se Contraindre, le Chagrin, l'amertume, le Mépris, s'emparèrent de tous les Coeurs, dans les Commencements on se plaignoit en secret, peu à peu on s'enhardit, et on en étoit venu au point, que j'ai tremblé mille fois, je ne dis pas de la liberté, mais de la licence qui régnoit dans les discours; En un mot L'Empereur n'avoit pas régné trois mois, qu'il étoit aisé de voir qu'à l'exception d'une douzaine de favoris, il n'étoit pas un Russe qui ne souhaitât un autre Maitre. Dans Cette disposition des Esprits, Comment ne se seroit-on pas tourné du Côté de L'Impératrice? Depuis longtems on lui Connoissoit beaucoup d'esprit et de talents, on savoit qu'elle étoit juste, bonne, Compatissante, généreuse, on souffroit, mais elle souffroit aussi, ce qui la rendoit encore plus Chère à la Nation; aussi tandis que L'Empereur ne pouvoit paroitre en public sans faire fuir tout le monde, elle ne pouvoit s'y montrer sans recontrer une foule de gens de tout ordre, et de toute Condition, qui l'appelloient leur Mère et leur unique Espérance: Parmi tant de Personne qui lui étoient attachées, il en étoit qui doués d'une âme plus forte et plus hardie, ne se bornèrent pas à souhaiter qu'elle régnât, Mais travaillèrent à la placer sur le trône; Deux sortes de personnes se trouvèrent avoir le même projet, des Courtisans, et des particuliers. Du nombre des Courtisans étoient entr'autres, Mr Pasnin, Gouverneur du Sc. A. Im:, le jeune grand Duc, le Hetman, et la Princesse Karschow, femme de 20 ans, et qui joint à beaucoup d'esprit, de Connoissances, et de vertus, une fermeté peu Commune: elle est soeur de Mr le Comte de Woronsow, que vous Connoissés, soeur de la Maitresse de Pierre 3, fille de l'homme qui Croioit avoir le plus d'intérêt à la Conservation de L'Empereur, Considérations qui ne l'ont point arrêtée, parcequ'elle pensoit que le bonheur de sa patrie, dépendoit de l'élévation de L'Impératrice. Cependant leurs désirs et leurs soins auroient été vraisemblablement infructueux, s'il ne s'étoit pas trouvé des Particuliers qui pensoient Comme eux, et qui plus à portée de se faufiler dans le Peuple, et parmi les soldats, ont vus tout de suite que tous les Coeurs étoient à L'Impératrice, et qu'il n'étoit pour ainsi dire personne, sur qui elle ne pût Compter: De Ces Particuliers, Ceux qui ont imaginés l'entreprise, et ont été à la tête de tout, sont trois frères nommés Orloff; dont le plus avancé, étoit Capitaine d'artillerie; Ce sont, à proprement parler, ceux qui ont tout fait, car dans les commencements ils ont agis sans avoir de Communication, avec ceux des Courtisans qui avoient le même dessein, et ceux ci, faute de moiens pour réussir sans les autres ont êté obligés de se joindre aux Particuliers: Peut être, croiés vous, Monsieur, que toutes leurs Mesures étoient Couvertes d'un secret impénétrable; Point du tout, il n'étoit aucun homme sensé qui pût se dissimuler qu'on tramoit quelquechose contre L'Empereur, entendant les discours que Chacun se permettoit; et ce qu'il y a de plus fort encore, c'est qu'il y avoit plusieurs Milliers de Personne qui auroient pu découvrir toute L'Intrigue si elles avoient été arrêtées, Ce qui certainement auroit fait manquer la Chose, si l'affection que Chacun portoit à L'Impératrice n'avoit pas êté aussi forte, et telle qu'il n'y avoit peut être pas Mille habitants à Petersbourg qui eussent refusés de donner une partie de leur sang pour sa Conservation: Vous savés, desjea, Monsieur, Comment les Choses se sont passées au moment de la Révolution, qu'on ne s'étoit point proposé d'agir le jour qu'on se trouva forcé de le faire, un des Chefs aïant êté arrêté, Mais ce que vous ne pouvés pas savoir, Comme nous qui l'avons vu, C'est que Cette Circonstance devoit naturellement mettre bien des Obstacles au succès de l'entreprise, si tous les Coeurs n'avoient pas êté pour L'Impératrice: En effect, quand les soldats aux gardes, placèrent L'Impératrice Elisabeth sur le trône de ses Pères, Cela s'exécuta de nuit, la Régente, ses Ministres furent arrêtés dans leur lit; et une fois Maitre de leur Personne tout fut dit. Mais ici, c'est une Chose absolument différente, il a fallu que L'Impératrice se déroba de nuit de la Campagne où elle étoit pour venir à Petersbourg, qu'elle y passa toute la Journée à recevoir le serment des seigneurs qui s'y recontrèrent, des troupes et des Particuliers: Pendant ce tems là Pierre 3 étoit à une de ses Maisons de Campagne, aïant auprès de lui toute sa Cour, ses Ministres, ses favoris, &a: Il avoit en Espèces près de 6 millions de Roubles; deux mille Hommes de Troupes allemandes du Holstein, Cent Cinquante pièces de gros Canon; sa Maison de Campagne n'est qu'à une lieue de Cronstadt, où il y avoit 14 Vaisseaux de ligne prêts à mettre à la voile, toutes sortes de munitions de guerre et de bouche, un grand nombre de matelots; Il y avoit aux Environs de sa Maison de Campagne plusieurs Régiments Russes qui revenoient de l'armée, montant à 5 ou 6 mille Hommes; qui étants bien plus près de lui que de Petersbourg pouvoient aisément être engagés à prendre sa deffense; Il fut instruit de ce qui se passoit dans la Ville à onze heures du matin, & Cependant il fut tellement abandonné que lorsqu'il voulust se présenter pour entrer dans le port de Cronstadt, Il se trouva qu'il avoit êté prévenu par un Général, qui sur un simple ordre de L'Impératrice, décida la garnison de fermer les Portes, et que le fit menacer de tirer sur lui: Il envoia des ordres aux troupes qui étoient près de lui; Mais ses Ordres furent méprisés, et Ceux qui arrivèrent postérieurement de la part de L'Impératrice furent reçus avec les plus grandes acclamations: En un mot, tout le monde lui tourna tellement le dos, et ce dans un seul instant, qu'il fut induit à quelques favoris, et à ses deux mille Holstinois avec lesquels il fut forcé de se rendre. Encore une preuve de ce que j'ai l'honneur de vous dire, Dans des Révolutions semblables à Celles que nous venons de voir, la Politique oblige toujours de se deffaire, par la mort, par la prison, ou par l'exil, de ceux que leur attachement à l'ancien gouvernement, fait soupçonner d'être ennemis du nouveau: Tel est cependant, Monsieur, l'attachement que la Nation a pour L'Impératrice, attachement qui augmente tous les jours qu'on a pu rendre la liberté à tous Ceux qui avoient été arrêtés, aux plus intimes Confidents, aux plus Chers favoris de Pierre 3 sans que Cet acte de Clémence pût devenir dangereux: Je ne finirois plus, Monsieur, si je m'arrêtois à vous détailler toutes les Raisons qui prouvent l'attachement, le Respect, la Vénération, que S. M. L'Impératrice a inspiré à tous ses Peuples, et Comment cela pourroit-il être autrement? Ne sont-ils pas tous les jours les témoins de sa bonté, de sa Clémence, de sa Justice? Ne savent-ils pas qu'elle passa les jours et une partie des nuits uniquement occupée à rendre son Roiaume heureux et florissant? Oui, Monsieur, j'ose vous le dire, sans Crainte de passer pour flatteur; et la précaution que je prends de faire passer ma Lettre par un Courier François, doit vous assurer que je parle selon mon Coeur; Le Trône de Russie est occupé aujourd'hui par une souveraine qui doit être le Modèle des Rois: C'est l'adversité, la Chose est certaine, qui forme les hommes, Nous pouvons naitre, avec de l'esprit, du sens, un Coeur droit, et bien placé; Mais si nous sommes Continuellement entourés de gens qui nous louent et nous applaudissent, qui nous entrainent de plaisirs en plaisirs, et de dissipations en dissipations, il est presqu'impossible que nos meilleures dispositions ne se perdent pas: S. M. Certainement est très heureusement née, mais amenée jeune dans ce Païs, elle s'est bientôt vue forcée de se servir des talents que la Nature lui avoit donnés: Il y avoit trop peu de rapports entre le Caractère du Grand Duc et le sien pour qu'ils pussent se plaire ensemble. La Politique des Courtisans de L'Impératrice Elisabeth, leur faisoit Craindre qu'elle ne s'emparât de son Esprit, Ils Cherchoient à l'éloigner de la faveur et ils y réussissoient: Elle a profité de cet Espèce d'abandon pour acquérir des Connoissances qui en font une personne unique: Pourquoi une distance de 800 Lieues vous sépare t'elle de Petersbourg, Vous viendriés, et vous verriés sur le trône un vrai Philosophe: Vous êtes sans doute desjea instruit des Propositions qu'elle a fait faire à M. Dalembert; Il doit à L'Impératrice, Il se doit à lui même, Il doit à l'humanité et aux sciences de les accepter: Quoique je n'aïe l'honneur d'en être connu que par le voiage qu'il fit à Geneve pour vous, Je lui ai écrit en honnête homme ce que je pense; et s'il vienst, je vous prie de lui dire un Mot sur mon Compte dans quelqu'une de vos Lettres: Bonjour Monsieur, Je ne vous dis rien de moi ni de mes affaires, quoique je sache que vous voulés bien vous y intéresser, mais je suis un Etre trop peu important pour que je veuille me placer dans la même Lettre, où je vous parle de l'auguste Catherine; Qu'il vous suffise d'être sûr, qu'aujourd'hui un honnête homme ne sauroit être malheureux à Petersbourg. Je suis avec respect

Monsieur

Votre très humble & très obéissant serviteur

Pictet

Oserois-je vous prier de faire remettre L'Incluse à son adresse?