Monsieur,
J'ai reçu le billet que vous avés bien voulu m'écrire, et qui accompagnoit votre Lettreà M. D'Alembert; je ne saurois assés vous dire combien je suis sensible à la bonté que vous avés eue de me l'envoyer; elle étoit faite pour plaire à Sa Majesté; je la lui ai fait donner; et j'ai cru ne pouvoir mieux remplir ses intentions, qu'en vous envoyant la copie de ce qu'elle jetta sur le papié aussitôt aprés l'avoir lue, dont je garde soigneusement l'original.
S'il suffisoit de désirer pour rendre les choses possibles, je me transporterois tout d'un coup à Fernai; et j'aurois le plaisir d'apprendre de votre bouche ce que vous pensés du refus de M. D'Alembert; j'ai cru le sentir en lisant votre Lettre; Aristote, dites vous, eut l'honneur d'accepter l'éducation d'Alexandre, et vous n'avés que la gloire de la refuser; voilà déjà votre Lettre falsifiée, j'en conviens; j'ai ajouté un ne et un que, mais ou je me trompe fort, ou vous les avés pensés; et ce n'est que par politesse que vous ne les avés pas exprimés dans votre phrase: Je ne sai si j'entens bien ma Langue, je n'ai pas les Sinonimes de l'Abbé Girard pour éclairçir mes doutes; mais il me semble que l'honneur vaut mieux que la gloire; c'est à [vous à] m'éclaircir là dessus.
Peut être y a t'-il de l'enthousiasme dans ma façon d'envisager les choses; mais je vous avoue naturellement que je suis encore à comprendre que M. D'Alembert se soit refusé à l'invitation de l'Impératrice, et que j'avois meilleure opinion de la Philosophie et des Philosophes; ce que dit là dessus S. M. dans le billet que je vous envoye est sans réplique.
Pourquoi nous parler sans cesse de l'éducation des Princes, de l'importance dont il est pour le bien de l'humanité qu'on leur aprenne à connoitre leurs devoirs, et à s'en occuper, si lorsqu'il se présente une occasion de remplir une tâche si belle et si difficile, on s'y refuse sous les prétextes les plus frivoles?
J'irois trop loin si je me laissois aller à mes idées; elles me font voir, l'indolence, la paresse, l'amour propre, où je croiois trouver la force, le courage, et l'Amour du bien public.
Insensés que nous sommes, du fond obscur de nos retraites, nous osons blâmer les actions des Rois, nous leur imputons de ne point assés s'occuper de l'humanité, de négliger de lui faire tout le bien dont leur place leur fournit les moïens, et nous ne voïons pas qu'ils veulent ce bien, qu'ils s'efforcent de l'atteindre, et que malgré leur toute puissance, l'arrangement des choses humaines est un obstacle qu'ils ne peuvent vaincre.
Cette Impératrice qui honore le trône de Russie, uniquement occupée du bonheur de ses peuples, souhaite que son fils connoisse toute l'étendue des devoirs d'un souverain, qu'il sache qu'il ne peut être grand qu'autant qu'il travaillera sans cesse à rendre ses sujets heureux, qu'il étudie l'histoire bien moins pour connoitre les événemens et leurs dattes, que pour réfléchir sur les causes et les origines de ces événemens, sur le caractère des hommes, sur les moiens dont on peut se servir pour les rendre utiles à leurs semblables: Elle fait choix d'un Philosophe pour le charger d'une tâche si glorieuse, ce Philosophe refuse, et les grandes vues de la souveraine trouvent un obstacle presqu'invincible; il est sans doute en Europe plus d'un homme aussi capable que M. D'Alembert de remplir les vues de S. M. mais il faut les connoitre, il faut que leur réputation soit aussi bien établie sur tous les points, et le tems de l'éducation peut être passé avant qu'on ait pu faire un choix.
Vous le dirai-je? je suis intimement convaincu, que D'Alembert ne s'est point fait une idée de l'Impératrice; s'il eût connu toute l'étendue de ses lumières et de son génie, s'il eût connu tout son amour pour la véritable gloire, la satisfaction, le bonheur de vivre auprès d'une pareille Princesse l'auroit emporté sur toutes les autres raisons, et il seroit venu admirer le plus beau spectacle dont puisse jouir un ami de l'humanité.
Le Philosophe ne se laisse point éblouir par ces actions brillantes qui séduisent la multitude; il examine l'ensemble de la conduite d'un souverain, et c'est d'après cet examen qu'il lui donne ou lui refuse une place parmi les grands hommes; si Pierre le grand n'avoit été que guerrier et conquérant, fondateur d'une ville, créateur d'une flotte même, je ne sai s'il mériteroit tous les éloges qu'on lui a donné; mais Législateur et Législateur Philosophe, il est au dessus des louanges; chargé de travailler à son histoire, on vous a envoyé des mémoires; mais il eût été à souhaiter, qu'au lieu d'un receuil de faits, on vous eût envoyé une traduction des Oukass qu'il a publiés; leur lecture et leur méditation, vous l'eût fait bien mieux connoitre: Quelqu'idée que vous aïés du génie de ce Prince, je ne sais si vous n'auriés pas été étonné de l'étendue et de la profondeur de ses vues, et de la sagacité avec la quelle il avoit saisi les moiens les plus propres à donner à son Empire la splendeur et la forçe dont il est susceptible: Pour moi qui me les suis fait traduire, et qui suis actuellement occupé à les étudier, je vous avoue franchement, qu'ils me jettent chaque jour dans un nouveau degré d'admiration.
Si l'amer, le présomptueux Rousseau, eût eu la moindre idée de l'état où étoit la Russie lorsque Pierre le Grand monta sur le Trône, et de l'esprit dans lequel les ordonnances de ce Prince sont conçues, il ne l'auroit pas témérairement accusé d'avoir manqué le but du Législateur, d'avoir fait des Allemands &c. au lieu de faire des hommes, et de n'avoir fondé qu'un Empire précaire, et qui ne sauroit subsister.
Attaqué jusqu'au milieu de ses Etats, Pierre le Grand fut forcé sans doute de commencer par former des soldats et des matelots; aïant des Allemands à combattre, il falloit bien donner à ses nouvelles troupes la discpline Allemande; voulant que sa Nation figurât avec les autres puissances de l'Europe, qu'elle se rendit propre leurs Arts, leurs manufactures, leurs connoissances, rien n'étoit plus sage que de détruire la ligne de séparation, que des moeurs différentes, un autre langage, un habillement particulier, sembloient y mettre. Mais que ceux là se trompent qui imaginent que ce grand Prince ait cru avoir tout fait en donnant à ses peuples l'extérieur des autres nations!
Qu'on lise attentivement ses Oukass d'un bout à l'autre; on verra que son but constant à êté d'instruire ses sujets des devoirs des citoïens, de leur fournir des moïens d'être utiles à eux mêmes et à leur patrie, et de faire régner l'ordre, la justice, et l'équité, à la place de la confusion et des violences.
Un règne trop court, et troublé par des guerres presques continuelles, ne lui a pas permis de mettre la dernière main à son ouvrage; il est parvenu par ses soins assidus et continuels à donner à ses sujets l'extérieur des vertus, dont ils n'avoient encore ni l'habitude ni le sentiment; mais de ce que le terme de sa vie l'a empêché d'achever son ouvrage, il ne suit point qu'il eût manqué son but; et il laissoit à ses successeurs une tâche à achever qui n'étoit pas très difficile; et qu'il eût sans doute terminée lui même, si son règne avoit duré plus longtems.
Les Russes, il est vrai, n'ont pas fait depuis Pierre le Grand des progrès, dignes de leur commencement; et c'est si je ne me trompe ce qui a induit Rousseau en erreur; les voiant aujourd'hui à peu près tels qu'ils étoient à la mort de ce Prince, il a cru qu'il y avoit un vice dans le principe; et décidant avec ignorance et légèreté, il a prononcé son arrêt, tandis que s'il avoit été mieux au fait, il auroit vu que si l'Empire Russe n'est pas aujourd'hui ce qu'il devroit être naturellement, cela ne vient que de ce qu'on a négligé d'observer les ordonnances de Pierre le Grand, ou qu'on n'a pas saisi l'esprit et le but, tant à l'égard de l'éducation de la jeunesse, que de l'administration intérieure.
C'est un malheur pour la Nation, et qui auroit pu devenir irréparable; plus de quarante années perdues, ont donné le tems aux habitudes des se former, et de jetter des racines bien profondes; mais ce retardement dans les progrés de la Nation, servira à mettre dans tout leur jour les vertus et les talens de l'Impératrice.
Elle a une tâche bien difficile et bien pénible; Pierre le Grand renversa tout ce qu'il trouva établi, et par un acte de violence donna une nouvelle forme à son peuple. Cette manière d'agir n'étoit praticable que vis à vis d'un peuple qui sentoit lui même sa grossièrté et son ignorance; mais aujourd'hui il faut instruire une Nation qui croit tout savoir; il faut mettre l'Amour du bien public à la place de l'intérêt personnel, ou plutôt persuader à tout un peuple une vérité, dont personne ne se doute, savoir que l'intérêt personnel bien entendu, exige que chaque individu de la société fasse tous les jours un sacrifice pour le bien général, de ce qu'il croit son bien particulier.
Pourquoi avés vous plus de trente ans? Vous viendriés en Russie, vous étudieriés la langue, et le genre humain vous devroit le tableau instructif du règne de Catherine 2, qui ne peut être bien rendu que par un pinceau tel que le vôtre.
Vous apprendriés au genre humain étonné, qu'une femme, assise sur un des premiers Trônes du monde, sans se laisser éblouir par l'éclat qui l'environne, regarde tous ses sujets comme ses enfans; qu'elle est intimement persuadée, qu'elle leur doit à tous une égale justice, et qu'elle se croit comptable vis à vis de la Providence, non seulement du mal qu'elle pouroit leur faire, ou leur laisser faire par ses Ministres, mais encore de tout le bien qu'elle pouroit négliger de leur procurer; que pénétrée de toute l'étendue de ses devoirs, cette Princesse ne s'en raporte à personne sur ce qui regarde le bonheur de son peuple; qu'elle voit tout par elle même, conduit tout, éclaire tout du feu de son génie; et qu'elle trouve de nouvelles forçes pour résister au poid dont elle s'est chargée dans l'idée satisfaisante de faire le bien; que le bien, l'utile, le nécessaire sont tellement son but, et son but unique, qu'elle a su résister à la dangereuse tentation, de commencer son règne, par quelqu'unes de ces actions brillantes, de ces établissements fastueux, qui séduisent la multitude, et donnent de la matière aux faiseurs d'odes et de Panagériques, et qui souvent faits à contretems, et sans avoir été mûrement examinés, ou ne répondent pas à l'idée qu'on s'en étoit formé, ou même entrainent un grand nombre d'inconvéniens; mais que s'étant fait un plan de conduite et de réforme, elle le suit pié à pié, posant et affermissant les fondemens de son édifice avant que d'en élever l'architecture, sachant bien que toutes choses trouveront leur place, et que des ornemens, qui dans ce moment n'auroient ni grâces ni solidité, placé dans l'instant convenable, iront à la postérité et feront son admiration.
Mais où me laissai-je engager? Apelles et Phidias avoient seuls la permission de travailler pour Alexandre, et mon respect et mon admiration ne me donnent pas des talens: Que ne puis-je seulement me procurer une copie d'une Lettre que cette Princesse écrivit à un seigneur de la cour, pour lui persuader qu'il étoit trop bon Citoïen pour ne pas aprouver qu'elle lui ôta dix mille Roubles de rente qu'il avoit sur un monopole? Cette pièce et celles que vous avés déjà vues, vous la feroient mille fois mieux connoitre que tout ce que je pourois dire.
Je ne vous ferai point d'excuses de la longueur de cette Lettre; mais permettés-moi de vous prier qu'elle ne soit que pour vous; je ne suis point flatteur, et je ne veux pas passer pour l'être; les sentimens d'un Auteur tel que Rousseau, me sont au fond trés indifférens; et je ne veux pas qu'on imagine que je cherche à me faire un nom en l'attaquant, mais j'aime à penser tout haut avec vous, sûr que vous voudrés bien redresser les erreurs dans les quelles je pourrois tomber.
Je ne vous recommande point la discrétion pour la copie du billet de S. M. Ce qu'elle dit elle même là dessus, sera certainement un ordre sacré pour vous; j'envoie à Mr Cramer La Lettre de change; et je me mets au pié de Me Denis et de Me Dupuis, que je félicite de bien bon coeur sur son mariage. Que ne vous doit-elle pas? Mais qu'elle ne sera pas votre satisfaction en voiant cette famille croitre et s'élever sous vos yeux, et en pensant que les enfants instruits par vos leçons, seront quelque jour des amis de l'humanité, et des sujets utiles à leur patrie? Je suis avec respect
Monsieur
Votre trés humble et trés obéïssant serviteur
Pictet
Moscou ce 29e Avril / 10e Mai 1762 [1763]
Je ne deviens pas aveugle, mais vous savés que je l'ai toujours été; ainsi je me flatte que vous me pardonnerés, si j'ai fait copier ma Lettre sans quoi vous n'auriés pas pu la lire.