1736-09-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Prince, il est peu de rois que les muses instruisent.
Peu savent éclairer les peuples qu'ils conduisent.
Le sang des Antonins sur la terre est tari,
Et depuis Marc Aurèle, à Rome si chéri,
Qui, faisant adorer la science profonde,
Affermit la vertu sur le trône du monde,
Quel roi sous un tel joug osant se captiver
Dans les sources du vrai sut jamais s'abreuver?
Deux ou trois tout au plus, prodiges de l'histoire,
Du nom de philosophe ont mérité la gloire,
Le reste est à vos yeux le vulgaire des rois,
Esclaves des plaisirs, fiers oppresseurs des lois;
Fardeaux de la nature ou fléaux de la terre,
Endormis sur le trône ou lançants le tonnerre.
Prince, au dessus des rois comme au dessus de nous,
L'esprit des Antonins revit encore en vous:
Pour le bonheur du monde il parle, il vous inspire,
C'est par lui que les cœurs sont déjà votre empire:
Aimer la vérité, la voir et l'enseigner
C'est le premier des arts et c'est plus que régner.
Eh! quel est en effet ce grand art politique,
Le talent si vanté dans un roi despotique?
Tranquille sur le trône il parle, on obéit,
S'il sourit, on est gai, s'il est triste, on frémit.
Quoi! régir d'un coup d'œil une troupe servile,
Est ce un poids si pesant, un art si difficile?
Non, mais fouler aux pieds la coupe de l'erreur
Dont veut nous enivrer un ennemi flatteur;
Des prélats courtisans confondre l'artifice,
Aux organes des lois enseigner la justice,
Des écoles enfin chasser l'absurdité,
Dans leur sein ténébreux placer la vérité,
Eclairer le savant et soutenir le sage:
Voilà ce que j'admire, et c'est là votre ouvrage.
L'ignorance en un mot flétrit toute grandeur.
Du dernier roi d'Espagne un grave ambassadeur
De deux savants anglais reçut une prière,
Ils voulaient, de l'école apportant la lumière,
De l'air qu'un long cristal enferme en sa hauteur,
Aller au haut d'un mont marquer la pesanteur;
Il pouvait les aider dans ce savant voyage,
Il les prit pour des fols: lui seul était peu sage.
Que dirai je d'un pape et de sept cardinaux,
D'un zèle apostolique unissant les travaux,
Pour apprendre aux humains en leurs augustes codes
Que c'était un péché de croire aux antipodes?
Combien de souverains chrétiens et musulmans
Ont tremblé d'une éclipse, ont craint les talismans?
Tout monarque indolent, dédaigneux de s'instruire,
Est le jouet honteux de qui veut le séduire.
Un astrologue, un moine, un chimiste effronté
Se font un revenu de sa crédulité.
Il prodigue au dernier son or par avarice,
Il demande au premier, si Saturne propice,
D'un aspect fortuné regardant le soleil,
Lui permet de dîner ou l'appelle au conseil.
Il est au pied de l'autre et d'une âme soumise
Par la crainte du diable il enrichit l'église.
Un pareil souverain ressemble à ces faux dieux,
Vils maîtres adorés, ayant en vain des yeux.
Et le prince éclairé que la raison domine
Est un vivant portrait de l'essence divine.
Je sais que dans un roi l'étude et le savoir
N'est pas le seul mérite et l'unique devoir,
Mais qu'on me nomme enfin de l'histoire sacrée
Le roi dont la grandeur est la plus célébrée:
C'est le héros savant que dieu même éclaira,
Qu'on chérit dans Zion, que la terre admira,
Qui mérita des rois le volontaire hommage,
Son peuple était heureux, il vivait sous un sage,
L'abondance à sa voix passant le sein des mers
Volait pour l'enrichir des bouts de l'univers,
Comme à Londres, à Bordeaux de cent voiles suivie,
Elle apporte au printemps les trésors de l'Asie.
Le roi qui tant d'éclat ne pouvait éblouir
Sut joindre à ses talents l'art heureux d'en jouir.
Ce sont là les leçons qu'un roi sage doit suivre,
Le savoir après tout n'est rien sans l'art de vivre.
Tout doit tendre au bonheur, ainsi dieu l'a voulu,
Le savoir est le guide, il faut qu'il mène au but.
Un roi [qui] sachant tout ne sait pas l'art suprême
De rendre heureux son peuple et d'être heureux lui même,
Est comme un riche avare, à son or attaché,
Entassant un trésor inutile et caché,
Le poids embarrassant de sa triste opulence
D'un pauvre industrieux ne vaut pas l'indigence.
Qu'un roi n'aille donc pas, épris d'un faux éclat,
Pâlissant sur un livre oublier son état.
Que, plus il est instruit, plus il aime sa gloire.
De ce monarque anglais vous connaissez l'histoire:
Dans un fatal exil Jacques laissa périr
Son gendre infortuné qu'il eût pu secourir.
Ah! qu'il eût mieux valu, rassemblant ses armées,
Délivrer des Germains les villes opprimées,
Venger de tant d'états les désolations
Et tenir la balance entre les nations,
Que d'aller des docteurs briguant les vains suffrages
Au doux enfant Jésus dédier ses ouvrages.
Un monarque éclairé n'est pas un roi pédant,
Il combat en héros, et pense en vrai savant.
Tel fut de Julien l'éclatant caractère,
Philosophe et guerrier, terrible et populaire.
Tel fût même César, on sait qu'il écrivait
En grand homme, en héros ainsi qu'il combattait.
Il serait aujourd'hui votre modèle auguste,
Et votre exemple en tout, s'il avait été juste.