1740-05-03, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher Voltaire, il faut avourer que vos rêves valent les veilles de beaucoup de gens d'esprit, non point parce que je suis le sujet de vos vers, mais parce qu'il n'est guère possible de dire de plus jolies choses ni des choses plus galantes sur un sujet plus mince.

Ce dieu du goût dont tu peignis le temple,
Voulant lui même éclairer l'univers,
Et nous donner son immortel exemple,
A, sous ton nom, sans doute, fait tes vers.

Je le crois effectivement, et c'est vous qui nous abusez.

L'aimable, le divin Voltaire
Ecrit, mais il ne fait pas tout:
L'on assure qu'au dieu du goût
Il ne sert que de secrétaire.

Dites nous un peu si c'est la vérité, et comment votre être aussi singulier qu'accompli a pu accorder tant d'imagination et tant de justesse, tant de profondeur et tant de légèreté,

Tant de savoir, tant de génie,
Melpomène avec Uranie,
Euclide armé de son compas,
Et les Grâces et les appas
Dont tu charmes ton Emilie,
Les Ris badins, les Ris moqueurs,
Avec les doctes profondeurs
De l'immense philosophie.

Ce sera, je crois, une énigme pour les siècles futurs, et la croix de ceux qui voudront être savants et aimables après vous.

Votre rêve, mon cher Voltaire, quoique très avantageux pour moi, m'a paru porter le caractère véritable des rêves, qui ne ressemblent jamais parfaitement à la vérité. Outre qu'il manque beaucoup de choses pour l'accomplir, il me semble encore qu'un esprit prophétique y aurait pu ajouter ceci:

L'ange protecteur de Berlin,
Voulant y porter la science,
Chercha, parmi le genre humain,
Un sage en qui sa confiance
Des beaux arts remît le destin.
Il ne chercha point dans la France
Ce radoteur, vieille éminence,
Qu'un peuple rongé par la faim,
Ou quelque auteur manquant de pain,
Assez grossièrement encense;
Mais, loin de ce prélat romain,
Il trouva l'aimable Voltaire
Que Minerve même instruisait,
Tenant en ses mains notre sphère,
Qui sagement examinait,
Et tout rigidement pesait
Au poids que, d'une main sévère,
La Vérité lui fournissait.
Ah! dit l'ange, c'est mon affaire.
Si l'esprit, comme d'autrefois,
Sur le trône élevait les rois,
La Prusse te verrait naguère
Revêtu de ce caractère;
Mais de plus indulgentes lois
Aux sots donnent les mêmes droits.
D'où vient que ces faveurs insignes
Ne sont jamais pour les plus dignes?

Cet ange, ou ce génie de la Prusse, n'en resta pas là; il voulait, à quelque prix que ce fût, vous engager à vous mettre à la tête de cette nouvelle académie dont le rêve fait mention. Je lui dis que nous n'en étions pas encore où nous en croyions être:

Car que peut une académie
Contre l'appât de la beauté?
Le poids seul que donne Emilie
Entraîne tout de son côté.

L'ange tint ferme; il prétendait prouver que le plaisir de connaître était préférable à celui de jouir.

Mais finissons, ceci suffit;
Car Despréaux sagement dit
Qu'un bavard qui prétend tout dire,
Franc ignorant dans l'art d'écrire,
Lasse un lecteur qu'il étourdit.

Du génie heureux de la Prusse, je passe à l'ange gardien de Remusberg, dont la protection s'est manifestée dans le terrible incendie qui a réduit en cendres la plus grande partie de la ville. Le Château a été sauvé, quoiqu'avec peine, mais ce n'est point étonnant, car vous savez sans doute que votre portrait s'y conserve.

Ce palladium le sauva
D'une affreuse flamme en furie,
Ondoyante, ardente ennemie
Qui bientôt le bourg consuma;
Car au château l'on conserva,
Et toujours l'on y vénéra,
De vous l'image tant chérie.
Mais le Troyen qui négligea
D'un dieu la céleste effigie,
Vit sa négligence punie;
Bientôt le Grégeois apporta
La semence de l'incendie
Par lequel Ilion brûla.

Ce palladium est placé par le discernement dans le sanctuaire du château, c'est la bibliothèque, où les sciences et tous les arts l'accompagnent, et servent pour ainsi dire à l'encadrer;

Et les sages de tous les temps,
Les beaux esprits et les savants
L'honorent dans cette chapelle;
De ses ouvrages excellents
On voit le monument fidèle,
De ses écrits tous les fragments,
Et la Henriade immortelle
D'une foulle de Courtisans
Touts animéz de Même zelle
Resoit les homages fervans.
En vérité sainte Marie,
Lorette et tout Vos Ornemens,
La Pompe de Vos sacremens,
Vos prêtres et leur Momerie
Ne Valent pas assurément
Ce Culte exsempt de flaterie,
Sans faste et sans hipocrisie,
Ce Culte de Nos sentimens
Qui sur L'autel du Vrai Mérite,
Le Disernement à sa suite,
Ofre le plus pur des Ensens.

Je Vous prie de Critiquer et mes Vers et ma prose. Je Corige tout à mesure que je resois Vos oracles. Pour vous fournir nouvelle matière à Corection, je Vous envoye un Conte dont mon séjour de Berlin m'a fourni le sujet. Le fond de L'Histoire est Véritable. J'ai cru devoir l'ajustér. Le fait est qu'un Hom͞e nommé Kirch, astronome de profession, et je crois un peu astrologue par plaisir, est mort d'apoplexsie. Un Ministre de la Religion prétendu Reformée de ses amis Vint auprès de ses soeurs, toute deux astronomes, et leur Conseilla de ne point enterér leur frère puisqu'on avoit beaucoup d'exemples de persones que l'on avoit enterées avans que leur trépas fût avéré, et par le Conseil de ce Crédule ami, Les soeurs du Mort atendirent trois semenes avans que de L'enterrér, jusqu'as que L'audeur du Cadavre Les y força malgré les représentations du Ministre qui s'atendoit tout les jours à la resurection de Monsieur Kirch.

J'ai trouvé L'histoire si particuillère qu'elle m'a paru méritér la penne d'être mise dans un Conte. Je n'ay eux d'autre objet en vüe que Celui de m'égayér, et s'il est trop Long Vous n'en atriburai La Raison qu'à L'intempérance de ma Verve.

Que ma bague mon chér Voltere ne quite jamais Votre doit. Ce Talisman est rempli de tans de souhaits pour votre persone qu'il faut de nésessité qu'il Vous porte bonheur. J'y contriburai toujours autans qu'il dépendera de moy, vous assurant que je suis inviolablement

Votre très fidelle ami

Federic

Faites s'il Vous plait Mes Compliments à Votre aimable Marquise.