Reims le 28 7bre 1769
Monsieur, J'ai lu avec tout le plaisir possible, votre Précis du siècle de Louis XV.
Vôtre âme active, & toute brûlante du feu du génie, ne semble pas habiter un corps que la nature peut attaquer de toutes parts. Les années, ces cruelles filles du temps, semblent vous respecter. Vos écrits portent toujours la même empreinte. On falsifie l'or, on imite tout jusqu'au diamant, dont l'art essaie de rendre la dureté & l'éclat; mais pour vos ouvrages, on est forcé d'avouer son impuissance. On veut vous copier, mais qu'on se trompe! la comparaison vous donne toujours la victoire.
Votre style rapide, élégant & pur, votre manière unique de rassembler dans un même tableau, une longue suite d'événements, d'intérêts & d'intrigues; cette connaissance parfaite des mœurs & des caractères des nations; ces réflexions hardies vous distingueront dans tous les siècles. On peut dire, sans crainte d'être démenti, que si vous eussiez pu, & peut-être si vous eussiez voulu être aussi exact & fidèle, qu'habile à placer tous les faits que vous avez rapportés, vous auriez été le plus grand historien du siècle. Vous attachez tant par la magie de votre diction, que l'on aime presque mieux s'égarer avec vous, que s'instruire pesamment avec d'autres.
Je sais que vous avez dit, qu'en fait d'histoire personne ne respectait & n'aimait plus que vous la vérité; que vous croyez qu'elle mérite votre attention non seulement dans ces grands événements qui remuent, changent, détruisent, ou relèvent des maisons souveraines ou des nations mêmes, mais encore dans ces anecdotes simples qui intéressent des familles particulières. Permettez donc, monsieur, que je vous en apprenne une qui a rapport au prince Charles Edouard, lors de son expédition en Ecosse, en 1745. Vous dites dans votre premier volume, page 334, que le Prince ne fit confidence de son dessein qu'à sept Officiers, les uns Irlandois, les autres Ecossois, qui voulurent courir sa fortune; que l'un d'eux s'adressa à un négociant de Nantes, nommé Valsh, fils d'un Irlandois attaché à la maison de Stuard. Vous voudrez bien, monsieur, apprendre que le prince confia spécialement son projet à un gentilhomme, Irlandais d'origine, nommé Ruflidge, fils d'un gentilhomme de sa suite, & neveu d'un capitaine de l'un des régiments qui passèrent en France avec l'infortuné Jacques 11; que c'est ce même gentilhomme qui fit connaître le sr. Valsh, que le Prince l'a toujours honoré d'une confiance particulière, & qu'il daigne encore, de concert avec le cardinal d'Yorc, son frère, travailler, par sa protection, au soutien & à l'avancement de sa famille.
Je souhaiterais que vous voulussiez bien ne pas aussi laisser ignorer au public, quel a été cet armateur de Dunkerque, dont vous parlez, que le ministère de France chargea d'armer en course le vaisseau l' Elizabeth de 64 canons; & que, dans ces circonstances critiques, animé par le plus vif attachement, il aurait sacrifié sa fortune & sa vie même, pour aider son prince à remonter sur le trône.
Il sait que si dieu, qui règle tout, avait voulu le mettre en possession de la couronne à laquelle il prétendait, & mettre fin aux maux extrêmes de sa malheureuse maison, il en eût été dignement récompensé; & que le titre de chevalier baronet, dont le chevalier de St. Georges, son père, l'a gratifié, n'eût été que le moindre des bienfaits dont ce prince généreux l'aurait comblé.
Ne croyez pas que la vanité le guide, en vous priant de mettre ceci en note dans la nouvelle édition que vous donnerez de votre Précis du siécle de Louis XV; il sait trop mépriser cette passion frivole; mais il aime la vérité, & que l'on sache, par les efforts qu'il a faits, combien il est sincèrement dévoué à un prince dont vous relevez à si juste titre les qualités excellentes.
En effet, monsieur, vous peignez ses malheurs d'un ton si touchant, & la grandeur d'âme qui le soutint dans les violentes traverses qu'il essuia, que ce héros, le jouet fameux de la fortune, intéresse & excite la plus compatissante admiration. Vous nous le faites connaître tel qu'il a été dans cette expédition, c'est à dire, plus grand que ses malheurs.
Après avoir lu ce que vous en rapportez, on sent ce qu'il eût été sur le trône. Un roi digne des Anglais. La prévention, & le bonheur de la maison régnante le leur fait méconnaître; mais si les succès, qui ordinairement justifient tout, l'eussent couronné, ils auraient célébré ses vertus, & se seraient cru heureux de vivre sous un si bon prince.
J'ai l'honneur d'être &c.
Le Ch. de S. B.