13e auguste 1762, aux Délices
Je suis prèsque toujours réduit, Monsieur, à vous écrire d'une main étrangère.
Cela gêne beaucoup mon cœur et mon impatience. Vous êtes sans doute actuellement dans vôtre beau château, l'asile des muses, et surtout de Melpomène. Le favori de Thalie a donc pris une autre route que Genêve. Je ne sçaurais me consoler qu'il ait donné la préférence à Lyon, nous lui aurions fait l'accueil qu'on faisait ou qu'on devait faire à Ménandre. Je ne sçais pas s'il sera fort content de Paris; il trouvera la comédie Italienne réunie avec la foire, et ne donnant plus que des Opéra Comiques. D'ailleurs la malheureuse guerre dans laquelle nous sommes engagés depuis sept ans, n'est guères favorable aux beaux arts. Je suis sûr que les connaisseurs rendront ce qu'ils doivent au mérite de Mr Goldoni, mais je voudrais que son voyage lui fût utile.
Voilà, Monsieur, bien des sujets de Tragédies dans ce siècle. L'Empereur de Russie détrôné par sa femme, et mort, dit-on, d'une colique violente; le prince Ivan, empereur légitime, enfermé depuis plus de vingt ans dans une île de la mer glaciale, où sa mère est morte; La Reine de Pologne expirant de douleur sur les ruines de sa capitale; le prince Edouard, héritier du trône de la grande Bretagne, trainant sa misère obscure dans les Ardennes; les rois de France et de Portugal assassinés, vous m'avouerez qu'on aurait tort de ne pas convenir que nôtre siècle est fertile en sujets de théâtre. Heureux ceux qui voient du port tant d'orages! Il n'y a point de retraitte qui ne soit préférable à des trônes éleves au milieu de tant d'eccueils.
Jouissez, Monsieur, des douceurs de la paix, de vôtre considération, de vôtre tranquilité, des beaux arts que vous protégés. Je m'intéresse vivement à vos succez et à vos plaisirs, conservez moi vos bontés, vous sçavez combien elles me sont chères, et combien je vous respecte.
V.
Mille compliments je vous prie à mr Paradisi à qui je dois autant de remerciments que d'estime.