1740-06-25, de Graf Dietrich von Keyserlingk à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Ma joye m'avoit guéri de la goutte, mais des transports trop vifs m'avoient jetté dans une fièvre chaude; je voyois venir cet instant fatal qui devoit me faire rentrer dans le néant, je sentois les approches de la mort sans la craindre, et satisfait d'avoir vu mon Prince si dignement occuper le trône, ami constant de L'incomparable Mr: de Voltaire, comme Père de ses sujets, je croyois avoir assés vécu.
La force de mon tempérament pourtant travailloit à mon insu à me retirer des bords du noir rivage, je revins à moy sans savoir comment, et je me remets de jour à autre. Qu'il m'est doux de revoir la lumière! et que le premir objet qui agréablement frappe ma vue soit mon adorable maître, et la lettre dont vous, mon digne et cher ami, m'avés honoré! J'ay d'abord remis aux mains de Federic cette Poésie admirable que vous Luy addressés. Il l'a reçue avec cette modestie qui accompagne touttes ses actions; il en admire les vers inimitables, et prétend y lire sa leçon. Quel homme que ce Prince! Il ne se passe point de jour qui ne fasse des heureux. Son grand objet est le bonheur de tout son peuple en général, mais en même tems il pense aussi à ses amis en particulier. Moy, qu'indignement il honore de ce doux nom, il vient de me faire son aide [de] camp Général et Colonel de sa Cavallerie; qu'il me sera glorieux de pouvoir exposer ma vie pour aider à défendre la sienne! adoré de tous ceux qui l'approchent, vous le diriés, entouré de sa fidèle trouppe, le compagnon de nos plaisirs. Cette ennuyeuse gravité, cette pedanterie royale qui glaceroit les plus vives séances est inconnue chés Luy, sa présence écarte tous ces fantômes hideux qui en d'autres Cours font les suisses rebarbaratifs de la dignité Royale; Voyés le, cher ami, et puis, que je vous en entende parler, aussi ne devroit il être permis qu'à Voltaire de faire le portrait de Federic.

Par mille et mille endroits divers
Notre adorable maître brille:
Le feu, dont son esprit pétille,
Semble celui du dieu des vers.
Thémis luy cède la balance
Pour le bien de tous les humains;
Juifs, Persans, Maures et Chrétiens,
Respecteront les loix de sa régence:
La candeur et la bonne foy
Le bon cœur et les grâces,
Souvent tres éloignés et d'un Trône et d'un Roy,
Près de Luy remplissent leurs places.
Protecteur éclairé des sciences, des arts,
Il donne des leçons à suivre,
Et sa mémoire doit survivre
A celle des plus grands, des plus aimés Césars.
Un Titus bienfaisant, un savant Marc Aurèle,
Réunis en feroient une image fidelle.
Et de tant de vertus l'assemblage parfait
Dans notre Federic vous en peint le portrait.

Ou vous nous viendrés voir, incomparable et digne ami, ou bien nous irons vous trouver; à quel prix que ce soit mon Roy veut voir cette homme unique qui fait tant d'honneur à son Espèce, son cher Voltaire, que ses [ . . . ] luy on fait voir tant de fois, et que je brûle d'embrasser avec les transports les plus tendres et les plus vifs.

D. Keyserling