1740-06-12, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].
Non, ce n'est plus du mont Rémus,
Douce et studieuse retraite
D'où mes vers vous sont parvenus,
Que je date ces vers confus;
Car, dans ce moment, le poète
Et le maître sont confondus.
Hélas sur la fatale cime
M'élèvent mes tristes destins,
Où la discorde avec le crime
Ont fait placer sur les humains
Un juge exacte et légitime,
Pour soulager tous leurs besoins.
Désormais ce peuple que j'aime
Est l'unique dieu que je sers.
Adieu mes vers et mes concerts,
Tous les plaisirs, Voltaire même;
Mon devoir est mon dieu suprême.
Qu'il entraîne de soins divers!
Quel fardeau que le diadème!
Quand ce dieu sera satisfait,
Alors dans vos bras, cher Voltaire,
Je volerai, plus prompt qu'un trait,
Puiser, dans les leçons de mon ami sincère,
Quel doit être d'un roi le sacré caractère,
Et chercher dans vos traits quel est son vrai portrait.

Vous voyez, mon cher ami, que le changement du sort ne m'a pas tout à fait guéri de la métromanie, et que peut-être je n'en guérirai jamais. J'estime trop l'art d'Horace et de Voltaire pour y renoncer; et je suis du sentiment que chaque chose de la vie a son temps.

J'avais commencé une épître sur les abus de la mode et de la coutume, lors même que la coutume de primogéniture m'obligeait de monter sur le trône et de quitter mon épître pour quelque temps. J'aurais volontiers changé mon épître en satire contre cette même mode, si je ne m'étais souvenu que la satire doit être bannie de la bouche des princes.

Enfin, mon cher Voltaire, je flotte entre vingt occupations, et je ne déplore que la brièveté des jours, qui me paraissent trop courts de vingt-quatre heures.

Je vous avoue que la vie d'un homme qui n'existe que pour réfléchir, et pour lui même, me semble infiniment préférable à la vie d'un homme dont l'unique occupation doit être de faire le bonheur des autres.

Vos vers sont charmants. Je n'en dirai rien et je ne les loue pas, car ils sont trop flatteurs.

Enfin, mon cher Voltaire, ne vous refusez pas plus longtemps à l'empressement que j'ai de vous voir. Faites en ma faveur tout ce que vous croyez que votre humanité comporte. J'irai à la fin d'août à Wesel, et peut-être plus loin. Promettez moi de me joindre, car je ne saurais vivre heureux ni mourir tranquille sans vous avoir embrassé. Adieu.

Federic

Mille compliments à la marquise. Je travaille des deux mains, d'un côté à l'armée, de l'autre au peuple et aux beaux arts.