1775-08-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Michel Paul Guy de Chabanon.

Mon très aimable ami, votre ouvrage contre l'esprit de parti est encor une fois un très bon ouvrage, mais il n'est pas étonnant que les malades de la rage se fâchent contre leur médecin.
Ils vous remercieront un jour de les avoir guéris. Pour moy je vous remercie dès ce moment d'avoir voulu me guérir de ma passion pour la retraite, mais je tiens plus que jamais à cette passion que mon âge et mes maux m'ont rendue nécessaire. Quoy, vous voudriez faire rentrer un vieux boiteux dans la salle du bal? Vous dites que vous méditez une fugue dans mes déserts, et vous me proposez de quitter mes déserts pour le fracas de Paris! Cela n'est pas conséquent mon cher ami. D'ailleurs vous sentez bien qu'il ne faut pas laisser soupçonner à personne que je puisse avoir besoin de la moindre faveur pour venir danser dans votre tripot avec mes béquilles. Rien ne m'empêcherait de faire cette sottise, si j'en avais envie. Il n'y a jamais eu d'exclusion formelle. J'ay toujours conservé ma charge avec le droit d'en faire les fonctions. Si je demandais permission, ce serait faire croire que je ne l'ai pas.

Que les dieux ne m'ôtent rien,
C'est tout ce que je leur demande.

Les dieux ne me prieront pas sans doute de venir dans leur Olimpe, et je ne les prierai pas de m'y donner une place. Mon unique désire est d'être oublié dans ma solitude, non pas oublié de tout le monde, car je désire bien vivement que vous et monsieur Dargental vous vous souveniez toujours de moy. Je vous prierai même de parler quelquefois de votre vieux malade à mr de M. qui est révéré dans mon hôpital comme à Paris.

Ma vieille voix chevrotante ne sera pas entendue au milieu des concerts de ses louanges. Je dis pour lui vivat, avant de mourir; c'est tout ce que je puis faire. Je vous en dis autant. Je vous dis surtout, vive felix, car vivere, tout sec, est peu de chose.

Sachez qu'on vous regrete à Ferney tout autant qu'à Saconai.

V.