1742-10-15, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].

Illustre amy, tandis que [vous] étiés à Aix La Chapelle avec ce prince singulier, qui sait battre le Prince Charles, gagner des Provinces, vous aimer et vous écrire, abandonné au détail de mes affaires de fils d'Adam, trop peu riche pour estre volé par un intendant, j'errois dans mes métairies pour demander de l'argent à des hommes hideux, maigres et nuds à qui j'ay souvent été obligé d'en donner.

Car leur gras curé dans son Prosne
La leur presche, mais fait peu l'aumosne.

Cette province si riche et si peuplée est presque déserte et n'est couverte que de haïllons. Je voudrois qu'un roy visita comme moy ses domaines. La bonne leçon que de le faire entrer déguisé dans la cabane d'un de ses misérables sujets! Il y verroit des enfans nuds et une mère à genoux dont les cris, les larmes et la misère ne peuvent toucher des satellites qui Emmènent L'unique vache qui aidoit à leur nouriture. Ces contrecoups affreux de la guerre, ces guerres intestines plus terribles aux plus grand nombre que les sièges et les batailles, ces spectacles qui font frémir L'humanité, formeroit des Princes pacifiques. Ils sauroient l'effet des guerres et des impôts.

Princes guerriers je vous compare
A des fous qui privés des yeux
Se seroient fait un jeu barbare
De Lancer au hazard des traits sur un peuple nombreux.
Ostés vostre bandeau et mettés bas les armes,
Nos cris dans ce tumulte ne vont point jusqu'à vous,
Voyés couler nostre sang et nos Larmes,
C'étoit sur vos amis que portoient tous vos coups.

Par une Remarque plus fine et qui seroit une conséquence de l'autre, nostre Prince voyageur sentiroit que Le dépérissement des arts utiles et des Lettres si honorables à un état est une suite nécessaire de la misère, ce n'est que dans l'oisiveté et l'abondance qu'on recherche Les choses agréables et qui sont si perfectionné.

Le déplacement des Richesses qui passent de la main des gens bien Elevés et dont l'esprit étoit cultivé, dans des mains faites pour les plus vils travaux est encore une des grandes cause de la décadence du goust; à la place des arts et des lettres que ces gens se vantent d'ignorer, ils substituent des richesses plus faciles à aquérir. Le faste et le luxe grossier, des diamants sans nombre, des apartemens plus que remplis de meubles, des Piramides de gibier et de poissons, font leur unique mérite. L'homme de goust est rélégué à sa charüe par la misère et des gens sans éducation inondent les loges de nos spectacles, Apollon est jugé par Midas, et Mahomet paroit une pièce contre les moeurs. Tout dépravation en tout genre, mon aimable ami, est amenée par l'ignorance mère du faux et du frivole.

Espérons qu'une Paix prochaine va rendre à nostre France l'abondance et des connoisseurs et quand Le Roy de Prusse aura apris aux Suédois si déchus que la Pomeranie luy avoit été usurpée, quand nos généraux réunis auront sçu se vanger de la honte de Lints, en faisant rentrer les Autrichiens dans leur capitale — tranquilles, heureux, les François reliront et vous rendront Les auditeurs qu'ils vous doivent et qu'avoient Corneille et Racine. mde Duchatelet sans procès, ne sera plus ocupée que du soin qui luy sied si bien de charmer par sa pénétration, les grâces de son stile et de sa figure.

Elle plaira toujours et vous serés aimé,
Dès lors tout rentrera dans l'ordre acoutumé.