A Paris, ce 5 septembre [1764]
L'archange Gabriel, le messager du grand Prophète, envoyé du vrai Dieu à ses élus, est apparu au petit prophète de Bohême et lui a porté les douces paroles de l'homme de Dieu avec deux exemplaires de l' Evangile de Jean Meslier.
Frère le Bohémien, qui ne le cède en zèle à personne, a aussitôt disposé d'un de ces exemplaires en faveur de Catherine, impératrice de toutes les Russies, digne de connaître la raison, et qui promet un règne de justice et de vérité pour la consolation des fidèles, lorsque son trône sera affermi.
Mais vous n'ignorez pas, homme de Dieu, que le saint des Délices est bien un autre saint que celui d'Étrepigny. Les fidèles ont appris qu'il existe un Dictionnaire philosophique, un précieux Vade mecum que tout élu doit porter dans sa poche, et versare diurna nocturnaque manu. Dieu me fasse la grâce d'en accrocher un assez grand nombre pour satisfaire tous ceux de ma connaissance qui ont faim et soif du verbe qui vivifie! Cela n'est pas possible par la poste; mais il y d'honnêtes voyageurs qui sauraient bien trouver la rue Neuve-de-Luxembourgà Paris. M. Turretin, ce digne frère, fils d'un célèbre prêtre, doit nous revenir bientôt. Je ne puis refuser cet évangile salutaire, ni à cette autocratrice des Russies, ni à cette grande et aimable reine de Suède, digne de l'hommage de tous les philosophes, ni à une certaine princesse héréditaire de Hesse-Darmstadt dont l'esprit, plein de force et d'élévation, demande une nourriture solide, ni à une certaine princesse de Nassau-Saarbruck, remplie de goût pour la vérité et pour la philosophie. Quant à Mme la duchesse de Saxe-Gotha, que tous les coeurs adorent, elle me mande que le princeps philosophorum a eu l'attention de lui en envoyer un; qu'elle en a fait le profit de son âme, et l'édification de tous ceux qui, autour d'elle, sont dignes de connaître la vérité.
Mon très-cher, très-grand et illustre maître, il faut pourtant que nous autres hérétiques ayons un avantage réel sur vous autres du giron de l'Eglise; car, sans parler du philosophe couronné, voilà un assez grand nombre de princesses que je vous nomme qui cultivent toutes la raison, qui se moquent toutes des préjugés; et vous seriez assez embarrassé de me nommer un nombre égal de princes de votre sainte communion qui puissent lire le divin Dictionnaire sans se scandaliser; je n'en excepte pas même votre électeur Palatin, que vous avez élevé à la brochette. C'est que votre sainte religion n'est propre qu'à sauver les gens. Ah! si Dieu, dans son courroux, avait voulu donner les Français à tous les diables, et que votre héros Henri eût réussi à pervertir son royaume, vous seriez aujourd'hui le premier comme le plus aimable peuple de l'Europe; mais pour entrer dans le royaume des cieux, je crains bien que vous ne soyez encore longtemps pédants et jansénistes, malgré cette foule de bons travailleurs que le Seigneur a envoyés dans sa vigne en ces derniers temps.
Qu'il nous conserve dans sa bonté celui qui nous est le plus nécessaire, qui nous instruit, qui nous amuse, qui nous console, qui, à ce que prétend Mme la duchesse de Saxe Gotha, nous enchante lors même qu'il nous dit que nous sommes des ignorants et des imbéciles.
Je vous prie, monsieur, d'agréer mon respect pour vous et pour Mme Denis. Madame votre philosophe vous supplie de recevoir ses hommages. Le digne frère Gabriel se prépare à nous quitter; mais ce n'est pas encore pour retourner auprès de vous. Que le diable emporte le Belzébuth caché qui a voulu semer la zizanie; ce n'est pas être l'ami des frères Cramer. J'ai dit dans le temps à frère Vingtième ce que j'en pensais.