1762-07-20, de Count Ivan Ivanovich Shuvalov à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Je vous donne une nouvelle dont Vous devés déjà être instruit en partie.
La Russie vient de sécoüer le joug qui l'opprimait sous le Règne de Pierre IIIme. Ce Prince est déposé, et L'Impératrice Catherine montée sur le Thrône, pour le bonheur et le contentement unanime de toute la Nation. A qui en est-elle redevable, qu'à Pierre le Grand notre Héros? C'est lui qui, la tirant de la Barbarie, l'instruisit à connaitre les loix des souverains et des peuples. Jalouse du Bien de la Patrie, elle entreprit tout pour la faire jouïr de ses droits. Voilà Monsieur une vertu, dont on privait la constitution de notre Gouvernement, et qu'on n'accordait qu'aux Républiques. S'il est permis de bien penser, partout, il l'est de même d'agir, du moins à certains égards. Mais pour revenir à une scène aussi intéressante, il faut Vous faire un portrait de Pierre iiie. C'était un Prince qui joignait à un Génie très borné, un esprit capricieux au de là de toute imagination; il changea presque entièrement l'ordre des affaires établi sous le Régne glorieux de l'Impératrice Elisabeth; il préférait publiquement la Réligion Lutherienne, à la nôtre, et les Holstinois aux Russiens, deux points assés importans pour s'attirer la haine de la Nation; pour y mettre le comble, il abandonne l'ancien Systême politique, qui faisait à la fois la Gloïre et l'intérêt de nôtre Empire, il enrolle du monde et l'envoye dans son Duché, il entreprend une guerre aussi ruineuse que hors de saison; enfin il veut lever des impôts pour trois ou quatre ans, conquérir son Holstein, emporter tout nôtre argent et ne révenir jamais en Russie; voilà à quoi tendaient les projets de ce Prince, qui ne souffrait ni conseils ni répresentations. Son attachement pour le Roi de Prusse allait jusqu'à l'adoration; il se faisait plus de gloïre d'ètre son Lieutenant-général que nôtre Monarque, portant toujours son ordre et son uniforme. La Prusse et le Holstein, devaient nous servir de modèles en toutes choses. Malgré son avarice, il sacrifiait tout au Roi de Prusse; il lui donne mal à propos le Royaume conquis, de l'argent, vingt mille homme, outre treize mille prisonniers que nous avions, et tout celà pour rien. Incapable de conaitre et encore moins d'imiter ce que ce Roi a de grand et de respectable, il ne s'attacha qu'aux pétites choses régardant le service militaire de Prusse. Chaque jour nous vimes des innovations dans les trouppes aussi absurdes que pénibles pour les soldats et génantes pour les Officiers, par exemple des habits courts et étroits, toujours en guêtres, toujours à l'exercice, mésprisant avec cela la vraie science de la guerre, ainsi que toutes les autres sciences, et arts, en un môt l'officier et le soldat, occupé sans relâche à des manoeuvres inutiles et fatigantes furent également dégoûtés. Les mauvais traitemens qu'il faisait subir à son Epouse, dont les vertus et l'esprit sont dignes de l'Empire de l'Univers, augmentèrent tellement le mécontentement général, qu'on craignait à tous momens une révolution, et que bien loin d'éxciter les coeurs à frapper, on avait toutes les peines du monde dans les derniers jours à les rétenir. Enfin un Officier aux gardes, qui était du secrêt fut arrêté et l'orage éclata. Quelques uns de ses Camarades volèrent d'abord à Peterhoff où était L'Impératrice, pour l'avertir, la suppliant de prévenir le malheur d'une révolution certaine et de les sauver, ainsi que toute la patrie d'une ruine prochaine et inévitable. S: M: Impériale y acquiesça, et partit incognito pour Petersbourg, où la plus grande partie des Régiments des Gardes l'attendaient. Elle parût aux grandes acclamations des soldats et du peuple; et on lui préta sur le champ le serment de fidélité. S'étant mise à leur tête Elle se rendit à l'Eglise de Nôtre Dame, oû les autres Régimens s'assemblèrent. De là, S: M: Impériale alla au Palais oû tous les ordres de l'Etât étaient convoqués, et Lui prétèrent pareillement serment. Jamais on n'a vû tant de joïe et d'allégresse, le Peuple criant à haute voix et sans interruption, vive L'Impératrice, battant des mains et jettant les chapeaux en l'air, tout était en mouvement, tout était en armes. Cependant dans toute cette scêne quelque èxtraordinaire qu'elle paraisse, pas une goutte de sang répandû, aucun désordre même. Plusieurs Compagnies de soldats accoururent sans leurs chefs, se rangèrent en ordre et entourèrent le palais, pendant que toutes les boutiques étaient ouvertes; on a même vû porter de l'argent par les rües, sans que cela ait causé la moindre tentation, ce qui fait Monsieur l'eloge de nôtre Nation, et prouve que l'amour pour la Patrie, est chés elle au dessûs de tout autre intérêt.

Pierre IIIme résidait dépuis un mois à Oranienbaum, maison de Plaisance à 6 lieües d'Allemagne environ, de Petersbourg; Il y vivait livré à tous les plaisirs que l'oisiveté et le pouvoir absolû peuvent faire naitre. Toute son occupation consistait à exercer ses trouppes de Holstein qui faisaient sa garde n'ayant pas un seul soldat Russe avec lui. L'Impératrice ayant (comme je viens de dire) reçû le serment de tous les Ordres de L'Empire, qui se trouvaient en ville, fait promtement des arrangemens convenables aux circonstances, écrit de sa main un ordre conçu en ces termes: ‘Messieurs les sénateurs, Je vais avec mes trouppes pour délivrer la Patrie. En mon absence, je Vous confie l'Etât, le peuple et mon fils, &ca, se mêt à la tête des Régimens et va elle même à Oranienbaum. J'ai eû l'honneur de suivre cette grande Princesse, admirant son courage et sa prudence. Les trouppes qu'Elle conduisait, ne cessaient de réïtérer les marques de leur Zêle et de leur fidélité, criant à tous momens, qu'ils sacrifiaient avec joïe leur vie pour leur patrie et pour leur Souveraine, voulant plûtôt périr, que vivre sous un gouvernement qui leur paraissait plus odieux que la mort. La nuit du 27e Juin v: st: nous marchâmes à Peterhoff, où l'Empereur devait arriver le lendemain, savoir le 28, vielle de son jour de nom. Il y vint en effêt, mais la première chose qu'il y apprit, fût l'absence de L'Impératrice. Un moment après on vint lui dire que les Régiments se révoltaient et proclamaient son Epouse Souveraine. Il envoya tout de suite après ses Trouppes de Holstein, qui étaient à Oranienbaum, à une lieüe de Peterhoff. Il expédia en attendant Courier sur Courier dans la ville, mais les nouvelles qu'il recevait étaient plus tristes l'une que l'autre. Ou lui conseille de se sauver à Cronstadt, forteresse bâtie sur le Golphe; il y va avec sa Cour; le commandant ayant reçû l'ordre de l'Impératrice, qui avait fait plus d'effêt que la présence de l'Empereur, on lui refuse l'entrée; il flatte, il ménace, mais en vain; s'il ne s'en éloigne, on veut faire partir quelque boulêt de Canon; il retourne à Oranienbaum, son peu de courage l'abandonne; ses Trouppes à la vüe d'une poignée de nôtre Cavalerie se dispersent, il envoye le Vice-Chancelier Prince Golitzin avec une lettre, demander grâce à L'Impératrice; le reste de cette scène se trouve dans le Manifeste que j'ai l'honneur de vous envoyer ci-joint.

Vous serés étonné, Monsieur, sans doute, d'apprendre que parmi les Personnes qui ont le plus de part à cette entreprise, se trouve une jeune dame de 19 ans. La Princesse Dasschkoff, née Comtesse de Worontzoff, est l'illustre Héroïne, qui enflamée de Zêle pour la Patrie, et pour nôtre Souveraine, a risqué sa vie pour le Bien public. Elle réunit avec cela tous les charmes du Corps et de l'esprit, et joint une grande érudition à un Génie vaste; en un môt elle mêrite nôtre estime, et vôtre amitié. Ce qu'il y a de suprenant, c'est qu'elle est la propre soeur de la Comtesse Elisabeth Worontzoff, Maitresse de Pierre III, la même dont il est fait mention dans le Manifeste; tant les vertus et les vices, ont divisé leurs intérêts.

Le voyage que je suis obligé de faire à Moscou, pour y assister à la Fête du Couronnement de Notre Auguste Souveraine suspend pour quelque tems celui que je veux faire dans le païs étrangers, et rétarde par conséquent, le plaisir que j'aurais de Vous faire ma Cour.

Mr de Solticoff est retourné dans sa patrie, et j'ose espérer qu'il méritera les éloges que Vous en faites. Ce n'est qu'à Vous Monsieur, qu'il doit ce qu'il a d'estimable, et comme je m'intéresse à son sort, je vous en fais mes très humbles remercimens.

Pardonnés, si je ne vous ai pas écrit de ma main, une fluxion au bras droit, me prive de cet honneur. Je n'en suis pas moins avec le plus tendre attachement,

Monsieur

Votre très humble et très obéïssant serviteur

J. Schouvallow

P. S. Mon attachement pour vous m'oblige de vous faire un vrai récit de cette affaire, et ce n'est que pour mr de Voltaire seul que j'écris.

J'attends une réponse de votre part. Si vous trouverés à propos de dire quelque chose de la princesse de Dasschkoff, vous l'obligerés infiniment. Elle respecte vos écrits imortels. Je vous demande mille pardons de la liberté que je prens. Prenés vous en à vos bontés pour moi.