1762-01-25, de Count Ivan Ivanovich Shuvalov à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Je vous écris les larmes aux yeux, pour Vous annoncer le plus funeste événement dont la main du Très-Haut aurait pû nous frapper. L'Auguste Elisabeth, qui durant vingt ans a fait les délices de ses peuples et l'admiration de l'Europe n'est plus; cette Divinité terrestre a payé le tribût à la nature comme une simple mortelle; tant de Vertus et de Gloire n'ont pû arrêter la faux cruelle qui vient de moissonner une Tête si sacrée et si chère, elles n'ont servi qu'à aggraver le poid de nôtre affliction qui est au déssùs de toute expression; pour Vous en former une idée, retracés Vous Monsieur le tableau que Vous avés fait de l'étât douloureux de Vos Compatriotes, lorsqu'ils étaient sur le point de perdre Louis le Bien-aimé, mais le nuage qui obscurcit pendant quelque tems la France fit bientôt luire un jour plus serain; le Soleil qui brillait sur nôtre Horizon, s'est éclipsé pour toujours! Nous succomberions infailliblement sous ce coup terrible, si le nouvel Empereur Pierre troisième, digne pétit fils de Pierre le Grand, ne rélevait les esprits abbatûs par les marques les plùs signalées de Clémence et de Bénignité; Il a déjà éternisé son Règne par la plus heureuse Epoque pour l'Empire de Russie, en accordant le don précieux de la liberté à toute la noblesse, chacun de nous peut quitter le Service, dès qu'il le juge à propos, et vivre dans sa patrie ou dans quel païs il lui plaira. Pour moi, pénétré jusqu'au fond de l'âme de Bienfaits et de la Bienveuillance dont l'Empereur daigne me combler, je brûle du désir de le servir, mais ne pouvant lui offrir qu'une santé altérée, et dégoûté du Faste de la Cour, l'étude de la Philosophie dont Vous nous enseignés si bien les Principes, et la culture des belles lettres dont Vous nous inspirés le goût, feront désormais toute mon occupation; si quelque chose au monde pourra m'empêcher d'embrasser le parti de la retraite, ce sera la crainte de me faire soupçonner d'ingratitude envers un Monarque qui m'aime.

Pardonnés Monsieur à l'accablement dans le quel je me trouve, de ne Vous pas avoir renvoyé encore le Cahier contenant la condamnation du Prince Alexis Petrovitz, dont quelques Personnes du premier Rang ne sont pas trop contens. Dans quelques jours d'ici, j'aurai l'honneur de Vous entretenir plus amplement là dessûs. En attendant je Vous conjure de ne point rallentir Vôtre Zêle; la réconnaissance égalera les Services que Vous rendés à nôtre Monarque et à nôtre Nation.

Mille remercimens pour Vôtre chère lettre et le dernier Cahier que vous m'avés envoyé. L'honneur que Vous me faites de me dédier une tragédie, me prouve que je suis encore susceptible de vanité. Vous pouvés augmenter les obligations infinies que je Vous ai, mais pas la vénération et l'attachement avec les quels je suis,

Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
J. Schouvallow

Nb. Un mal des yeux me prive de l'honneur de vous écrire moi même.