au châtau de Ferney en Bourgogne par Geneve 24 may [1761]
Monsieur,
J'ay receu par Madame la Comtesse de Bintink, digne d'être connuë de vous et d'être vôtre amie, la Lettre dont vous m'avez honoré en date du 11e/22e avril.
Je savais déjà Monsieur que vous aviés receu sept Lettres à la fois de Monsieur de Soltikoff écrites en divers temps. Je vous en ai écrit plus de douze depuis le commencement de l'année; j'ai fait partir 50 exemplaires reliés en maroquin rouge il y a très longtemps, les uns addressés à Monsieur le Duc de Choiseuil, les autres à Monsieur le Comte de Keiserling, quelques uns à Monsieur le Comte de Choiseuil, Ambassadeur à Vienne. Un gros paquet fut envoyé par la méssagerie de Geneve à monsieur le Comte de Golofskin, Votre Ambassadeur à la Haye, avec une Caisse d'Eau des Barbades et une Lettre d'avis au secrétaire d'Ambassade qui devait se charger de vous faire passer le tout, Monsr le Comte de Gollofskin étant mort; il y a longtemps que Vôtre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire que les infidélités dans les Postes et dans les voitures publiques sont une suite des fléaux de la guerre, je m'en suis apperceu plus d'une fois avec douleur. La triste avanture de Monsr Puskin a été encor un nouvel obstacle à nôtre correspondance et à la continuation des travaux auxquels je me suis voué avec tant de zêle.
J'ay tout abandonné pour m'occuper uniquement du second tome de la vie de Pierre le grand. J'ay été assez heureux pour trouver à acheter les manuscrits d'un homme qui avait demeuré longtemps en Russie. Je me suis procuré encor la plus part des Négociations du Comte de Bassevitz.
Aidé de ces matériaux, j'en ai suprimé tout ce qui pouvait être défavorable, et j'en ai tiré ce qui pouvait relever la gloire de vôtre patrie; je vais porter quelques nouveaux cahiers à Monsr de Soltikoff, avec le duplicata de la Lettre que j'ay l'honneur d'écrire à Votre Excellence. Je vous jure que si j'avais eu de la santé je vous aurais épargné et à moi même tant de peines et tant d'inquiétudes, j'aurais fait le voyage de Petersbourg soit avec monsieur le marquis de l'Hopital soit avec monsieur le Baron de Breteuil; mais puis que la consolation de vous faire ma cour, de recevoir vos ordres de bouche, et de travailler sous vos yeux, m'est refusée, je tâcherai d'y supléer de loin, en vous servant autant que je le pourrai. Monsieur de Soltikoff me tient quelquefois lieu de vous monsieur; il me semble que j'ay l'honneur de vous voir et de vous entendre quand il me parle de vous, quand il me fait le portrait de vôtre belle âme, de vôtre caractère généreux et bienfaisant, de vôtre amour pour les arts, et de la protection que vous donnez au mérite en tout genre. Soyez bien sûr de tous ces mérites que vous encouragés, celui de monsr de Soltikoff répond le mieux à vos intentions. Il passe des Journées entières à s'instruire et les moments qu'il veut bien me donner sont employés à me parler de vous avec la plus tendre reconnaissance. Son cœur est digne de son esprit, il échauferait mon Zêle, si ce Zêle pouvait avoir besoin d'être excité.
Je crois pouvoir ajouter à cette Lettre que depuis les reproches cruels, que m'a fait un certain homme, d'écrire l'histoire des Ours et des Loups, je n'ai plus aucun commerce avec lui. Je sçai très bien qui sont les Loups et si je pouvais me flater que la plus auguste des Bergères qui conduit avec douceur de beaux troupeaux daignait être contente de ce que je fais pour son père, je serais bien dédomagé de la perte que je fais de la protection d'un des gros Loups de ce monde.
J'ay l'honneur d'être avec l'attachement le plus inviolable et le plus tendre respect
Monsieur
De votre Excellence
le très humble et très obéïssant serviteur
le vieux mouton broutant au pied des Alpes