aux Délices par Geneve 2 aoust 1760
Monsieur,
Apeine ai-je reçu la lettre agréable dont votre Excellence m'a honoré par la voye de M. le comte de Keizerling que ma joye fut bien altérée par l'amertume d'une nouvelle de la Haye.
Les frères Crammer, libraires, citoiens de Geneve, à qui j'ay fait présent de l'histoire de Pierre le grand m'apportèrent une gazette de la Haye, par la quelle j'appris qu'un libraire de la Haye nommé Pierre de Hont met en vente cet ouvrage. Ce coup me fut d'autant plus sensible que je n'ay point encor reçu les nouvelles instructions que Votre Excellence veut bien me donner. Me voylà donc exposé monsieur, et vous surtout, à voir ce monument que vous éleviez, paraitre avant qu'il soit fini. Le public le verra avec les fautes que je n'ay pu encor corriger, et avec celles qu'un libraire de Hollande ne manque jamais de faire.
J'ay écrit incontinent à S. E. M. de Golofskin, votre Ambassadeur à la Haye. Je luy ai expliqué l'affaire, les démarches de la cour de Vienne à Hambourg, l'intérest que vous prenez à l'ouvrage, l'injuste et punissable procédé du libraire Hont et je ne doute pas que M. le Comte de Golofskin n'ait le crédit d'arrêter, du moins pour quelque temps les effets de la rapine des libraires hollandais.
Mais tandis que je prends ces précautions avec la Hollande, je suis bien plus en peine du côté de Geneve. Les frères Crammer ont fait baucoup de dépenses pour L'impression du livre, ils ne sont pas riches, ils tremblent de perdre le fruit de leurs avances, je ne peux les empêcher de débiter le livre qu'ils ont imprimé à leurs frais. J'espère que le second volume n'essuiera pas les disgrâces que le premier a souffertes. Mon zèle ne se rallentira point. Vous m'avez fait Russe, vous m'avez attaché à Pierre le grand. Nous avons en France une comédie dans laquelle il y a une fille amoureuse d'Alexandre le grand. Je ressemble à cette vieille fille. Je me flatte que ma passion ne sera pas malheureuse, puisque c'est vous qui la protégez.
J'attends avec empressement les nouvaux mémoires que votre Excellence a la bonté de me destiner. Je les mettrai en œuvre dès qu'ils seront arrivez. Il est vray que la paix serait un temps plus favorable pour faire lire ce livre dans l'Europe. Les esprits sont trop occupez de la guerre; mais il est à croire que vos victoires nous donneront bientôt cette paix nécessaire. Alors je prendrais ce temps pour venir vous faire ma cour dans Petersbourg si j'avais plus de santé et moins d'années que je n'en ay. Les lettres dont vous m'honorez sont la consolation la plus flatteuse que je puisse recevoir et la seule qui puisse me dédommager.
Je serai jusqu'au dernier jour de ma vie, avec la plus respectueuse reconnaissance et le plus inviolable attachement
monsieur,
de votre Excellence,
le très humble et très obéissant serviteur
Voltaire