Au château de Tourney, pays de Gex, par Genève, 30 juillet 1760
Mr,
Je suis obligé de rendre compte à v. e. que votre cour, m'ayant chargé de composer une histoire de Pierre le grand, m. de Schuwalof, chambellan de s. m. i., me fit l'honneur de m'envoyer tous les mémoires tirés des archives.
J'écrivis aussitôt cette histoire jusqu'à la bataille de Pultawa. Je chargeai les frères Cramer de l'édition; et dès qu'elle fut faite, j'envoyai par la poste un exemplaire à m. de Schuwalof pour savoir si s. e. et la cour seraient contentes et s'il n'y avait rien à réformer. On prétend que le maître de poste de Nûremberg retint le paquet, et qu'il vendit l'exemplaire à un libraire. Ce directeur de poste a été mis en prison, par ordre de la cour de Vienne, pour plusieurs malversations. On soupçonnait les libraires de Hambourg d'imprimer l'ouvrage clandestinement. M. de Coloredo, à la réquisition de votre cour, a ordonné de rechercher chez tous les libraires de Hambourg; on n'a rien trouvé dans cette ville; mais P. de Hont, libraire à la Haye, vient d'annoncer dans la gazette même de la Haye, qu'il a imprimé cet ouvrage. Ce vol et cette insolence méritent d'autant plus d'être réprimés, qu'il y a actuellement un courrier de St. Pétersbourg en chemin, pour m'apporter de nouvelles instructions sur ce que je dois réformer à l'histoire de votre pays. Je me flatte, mr, que v. e. voudra bien prévenir par ses bons offices le mal qui résulterait de la hardiesse du libraire de Hont; il est, à la vérité, dans un pays libre, mais on respecte trop en ce pays votre auguste impératrice et votre personne, pour ne pas vous donner dans cette affaire toute la satisfaction que vous daignerez demander. Ce serait manquer au droit des gens que de permettre le débit de l'histoire de votre patrie, sans savoir auparavant si le livre est approuvé de votre cour et de vous. J'envoie à mr de Schuwalof la copie de la lettre que j'ai l'honneur de vous écrire, et je saisis avec empressement cette occasion de vous témoigner mon zèle et le respect, avec lequel j'ai l'honneur d'être, mr, de v. e.
le t. h. et tr. ob. serv.
Voltaire Gentilhomme ordinaire de la chambre du roi