1753-06-16, de Franz Varrentrapp à Graf Johann Karl Philipp von Cobenzl.

Monseigneur,

J'ai eu l'honneur d'écrire à votre Excellence par le Courrier d'hier, et comme c'étoit à la réquisition de Mr de Voltaire et en sa présence que j'ai écrit la Lettre, je n'ai pas pu m'expliquer autrement.
La présente servira donc en quelque façon d'éclaircissement.

Mr de V. qui avoit appris l'accueil gracieux dont Votre Excellence m'honoroit, avoit attendu après mon retour avec impatience. N'étant retourné que Dimanche passé, je me rendis chés lui il y a trois jours. Je trouvois un homme sec comme une alumette, et plongé dans un chagrin affreux et morne, qui lui cause une altération de santé. Les premiers Discours ne rouloient que sur la Littérature, peu à peu il entremêla des plaintes générales sur la Disgrâce, qui lui étoit survenue dans cette Ville. Je fis semblant de n'en rien savoir, quoique j'en étois déjà informé, avant que de le voir venir. Après lui avoir fait offre de service dans l'état valétudinaire où il se trouvoit, et tout ce qui dépendoit de moi, je le quittois avec Promesse de répéter mes visites, autant qu'il me seroit possible et que mes affaires pourroient le permettre.

De retour chés moi, je fis mes réflexions, & me persuadois, que la Cour Impériale pourroit peutêtre tirer divers éclaircissemens avantageux de cet Exfavori, en qui en outre je croiois remarquer des Sentimens très animés. Cette Idée m'engagea de remplir mes Promesses, et je me rendis chés lui avanthier et hier il me pria de vouloir prendre le diner chez lui, que j'acceptois d'autant plus volontiers, que cette occasion me procureroit celle d'apprendre à connoitre sa Nièce, qui l'étoit venu joindre ici de Paris, & de nous rendre plus familiers. Notre connoissance étant devenuë plus confidente, il commença à s'ouvrir d'avantage sur ce qui lui étoit arrivé en cette Ville. Voici le récit qu'il m'en fit:

Que le Ministre Prussien résident ici, Mr de Freytag, accompagné de Mr Rucker, le Bourguemaitre, l'étoient venu voir, que le 1r au nom du Roy son maitre lui avoit demandé l'extradition de divers Pappiers, qu'il avoit remis d'abord; de même que les Poésies et autres Ouvrages imprimés du Roi de Prusse, que malheureusement il n'avoit pas avec lui, mais parmi ses Hardes, qu'il avoit envoié à Hambourg pour passer par mer en France. Que Mr de Freytag lui avoit là dessus déclaré: qu'ainsi il ne pourroit point partir d'ici, qu'après lui avoir remi le Livre en question, et qu'il devoit se mettre en devoir de le faire venir. Qu'au surplus ledt sr de Freytag lui avoit enjoint un Ordre de sa part et signé de sa main (qu'il m'a fait voir en original), portant ce qui suit: Quand Mr de V. aura remis les Poésies et autres Oeuvres du Roy au ministre Prussien de Freytag, il pourra partir quand bon lui semblera.

Sur ma question, si le sr de Freytag s'étoit légitimé par un ordre auprès de lui, et sur les assurences, que Mr Rucker ne l'avoit point vu en qualité de Magistrat, il m'avoua, que le Nom de Bourguemaitre, qu'il avoit entendu dire, l'avoit surpris et fait manquer d'exiger des formalités si nécessaires. La chose s'étant ainsi passé, je lui ai conseillé, de ne point s'exposer, et pour se tirer d'affaire, il devoit sans délai faire venir la Caisse, dans laquelle devoit se trouver le Livre en question; que le Magistrat de cette Ville, ignorant jusqu'ici légalement, tout ce qui s'étoit passé entre lui, le sr de F. et le sr Rucker, n'avoit assisté qu'en qualité de Témoin sur la réquisition du sr Schmid, qui se trouve absent, ne pourroit cependant pas se dispenser de lui donner les arrêts, si le sr de Freytag l'en requeroit au nom du Roy son maître, que ce Mr Freytag étoit capable de tout entreprendre, & qu'il vaudroit mieux parer le coup, que de l'exciter. Il m'a làdessus assuré, qu'il avoit déjà écrit pour qu'on envoyât incessament ici la Caisse, qui par bonheur ne se trouvoit pas encore embarquée à Hambourg, & qu'au reste, il suivroit mes avis, en tâchant de se tranquilliser autant qu'il lui seroit possible.

Il ne m'a point parlé sur ce que le dt sr Freytag lui a redemandé au nom du Roy l'Ordre et la Clef de Chambellan, qu'il a rendu, et cette Histoire s'est passée en même tems; apparemment c'est la honte qui l'a fait taire, et qu'il m'en parlera encore dans la suitte.

Au reste je le trouve extrêmement abbattu et en même tems piqué au vif, contre le Roy de Prusse. Votre Excellence est plus au fait que moi, d'envisager ce qu'on peut se promettre des Circonstances présentes. Mon homme languit après une Protection Impériale, il craint toutes sortes de suittes fâcheuses pour lui, que le courroux de son ancien maitre pourroit lui exciter. Il retournera en France avec répugnance, et se confineroit je m'imagine volontiers en quelqu'endroit où il pourroit vivre avec sécurité. Ce grand Philosophe a perdu contenance.

Pour ne pas fatiguer d'avantage Votre Excellence, ma lettre étant devenuë déjà trop longue, je me réserve le raport ultérieur à vous faire de bouche à votre arrivée que j'apprens être fort prochaine, et en vous suppliant d'aggréer mes Voeux pour votre heureux Voiage, je suis avec le Zèle le plus parfait et avec le plus profond Respect,

Monseigneur,

Votre très humble et très Obéisst serviteur

Varrentrapp

P. S. Ne pouvant obtenir de Conclusum du Conseil Imp. aulique, dans ma cause contre le Magistrat de cette Ville, j'ose avoir recours à Votre Excellence en la suppliant, de m'accorder sa recommendation pour l'accélération, il n'y a qu'une haute Protection comme la vôtre, qui puisse m'obtenir un Conclusum. Un mot, une Parole de votre part en ma faveur me procurera toute la satisfaction duë et une heureuse et prompte fin du Procès.