Sire,
Le sieur François de Voltaire, Gentilhomme Ordinaire de la Chambre de sa Majesté très-Chrêtienne, la Dame Denis, veuve d'un Gentil-homme au service de sa ditte Majesté, Cosimo Colini, candidat en l'Université de Florence, se jettent tous trois aux pieds de sa Majesté Prussienne, représentants qu'étant à Francfort le 20 Juin avec des passeports du Roi de France, ils ont été tous trois jettés en prison au nom de S. M. Prussienne; que la Dame Denis malgré sa condition et son sexe fut traînée à travers toute la populace à pied dans la ruë par le nommé Dorn, notaire Impérial cassé servant quelquefois de copiste au sieur Freytag;
Qu'elle fut conduite dans un grenier à une gargotte près de la maison du sieur Freytag, que le nommé Dorn mit quatre soldats à la porte de la Chambre de cette Dame, lui ôta ses laquais, sa femme de chambre et eut l'insolence de passer seul la nuit dans sa chambre et de vouloir plusieurs fois outrager cette Dame;
Que pendant ce tems le sieur de Voltaire fut conduit chez un marchand nommé Schmidt le quel se dit conseiller de S. M. le Roi de Prusse, le quel Schmidt sans montrer aucun ordre et sans aucune formalité lui prit tout l'or et l'argent qu'il avait sur lui sans en donner de reçu s'empara de deux cassettes pleines d'effets prétieux sans faire le moindre inventaire;
Que le dit Schmidt fit conduire le sieur de Voltaire en prison sous la garde de quatre soldats et d'un bas-officier, qu'on donna autant de soldats au sieur Cosimo Colini;
Que le lendemain les sieurs Freytag et Schmidt vinrent signifier aux sieurs de Voltaire et Cosimo qu'il leur en coûterait 128 écus par jour pour leur prison;
Que le sieur Fichard, Bourguemestre de Francfort, aïant demandé au sieur Schmidt, pourquoi il se servait ainsi des soldats da la ville pour arrêter des étrangers, Schmidt répondit que c'était par ordre de sa M. Prusienne et pour des affaires qui tiennent plus à cœur que des Provinces; qu'à la vérité il n'y avait point d'ordre le 20., mais qu'il en aurait le 22. de S.M. Prussienne. Le 22. les ordres n'étant point venus, on ôta les soldats à Madame Denis et à Cosimo et on laissa seulement deux soldats dans la maison pour empêcher le sieur de Voltaire et la Dame Denis de sortir;
Que les choses furent en cet état jusqu'au 5. Juillet, jour où la Dame Denis reçut une lettre au nom de S.M. Prussienne datée de Potsdam 31. Juin, signée de Prades, par la quelle il est dit qu'il n'y a jamais eu d'ordre d'arrêter la Dame Denis et que le sieur de Voltaire a dû poursuivre son chemin librement, en rendant au sieur Freytag ce que le sieur Freytag lui avait redemandé au nom du Roi de Prusse son maître.
Or ce que le sieur Freytag avait redemandé au nom du Roi de Prusse, avait été entièrement rendu depuis le 1er Juin jusqu'au 17 Juin inclusivement. Le sieur Freytag depuis le 17 Juin n'avait non plus que Schmidt reçu aucun ordre de faire ces violences.
Le sieur de Voltaire, la Dame Denis et le sieur Cosimo se jettent donc aux pieds de sa Majesté, implorent sa miséricorde et sa justice et le supplient instamment d'ordonner que l'argent que Schmidt a pris leur soit rendu, que le dégât fait dans leurs effets soit réparé.
Le sieur de Voltaire aïant été deux nuits sans domestiques et presque mourant à la merci des soldats, on lui a pris linges, habits, bagues, argent, tout jusqu'à des ciseaux et des boucles: et la Dame Denis et Luy dépouillés et rançonnés ont été obligés d'emprunter de l'argent pour continuer leur chemin.
Dans cet état déplorable, ils croient nécessaire de faire connaître à Sa Majesté le Roi de Prusse ceux qui ont ainsi traité en son nom des personnes innocentes et violé le droit des Gens.
Le sieur Schmidt a été condamné publiquement pour la rognure des espèces; Et quant au sieur Freytag, voici le mérmoire fourni par deux conseillers de la Ville de Francfort; c'est à sa Majesté à en juger.
Les suppliants ne mettent ce mémoire sous les yeux de sa Majesté que pour lui faire voir que ce n'est pas de sa Majesté dont ils se plaignent et qu'au contraire ils demandent la Protection de sa Majesté pour que justice leur soit renduë.
Voltaire
pour luy et la dame Denis
et le Sr Cosimo
près de Mayence.
Près de Mayence 9. Juillet 1753
N. B. que le sieur Freytag n'a jamais rendu à Madame Denis la lettre que sa Majesté fit écrire à cette Dame par le Sr de Prades et qui fut adressée au Sr Freytag.
Le Sr de Freytag fut assez coupable pour soustraire cette lettre qui apparemment consolait Madame Denis et la mettait à l'abri d'une persécution si affreuse.