1753-06-22, de Marie Louise Denis à Venerable council of Frankfurt am Main.

Madame Denis, Veuve d'un Gentilhomme officier du Roi de France, est venuë dans cette ville de Francfort avec l'agrément et un passeport du Roi son maître, pour conduire aux Eaux de Plombières son oncle Monsieur de Voltaire, Gentilhomme ordinaire de la Chambre de S. M. très-chrétienne.

Le sieur Dorn le 20 juin au soir vint la prendre de force dans l'auberge du Lion d'or, et la traina à travers la populace à l'auberge de la corne de Bouc dans un grenier; il lui ôta sa femme de chambre et ses domestiques, mit quatre gardes à sa porte, et eut l'insolence de rester seul dans sa chambre pendant toute la nuit.

Elle a eu pendant trente-six heures des convulsions qui ont fait craindre pour sa vie, et elle est actuellement à son cinquième accès de fièvre.

Lorsque Madame Denis a fait demander au nommé Dorn le sujet d'une violence si atroce, il a répondu à l'interprète nommé Lorrain, que c'était parceque Madame Denis avait été parler à Monsieur le Bourguemestre Ficard en faveur de Mr de Voltaire son oncle.

Monsieur de Voltaire avait été arrêté trois heures avant Madame Denis, chez le Sr Schmidt, négociant, le quel lui fit vuider ses poches et se saisit d'environ 80 Louis d'or qu'il avait sur lui, et d'une cassette pleine d'éffets précieux: le tout sans aucune formalité, ni procès verbal. On mit quatre gardes avec un bas officier à la porte de sa chambre, et quatre à celle de son secrétaire.

Voici maintenant quel est le sujet de la détention de Monsieur de Voltaire.

Il était arrivé à Francfort le 31 may pour continuer sa route aux Bains de Plombières avec l'agrément du Roi très-chrétien son maître. Mr Freydag vint chez lui le 1er Juin au matin, et lui demanda de la part de S. M. Prussienne ce qu'il pouvait avoir de Lettres de ce Monarque à lui Voltaire, et en outre un livre imprimé des poësies de sa ditte Majesté, dont elle avait daigné lui faire présent.

Le Sr de Voltaire ouvrit sur le champ tous ses coffres, montra tous ses papiers, donna au Sr Freydag tout ce qu'il avait de Lettres de Sa Majesté.

A l'égard du livre des poësies de Sa Majesté, comme il était à Leipzig dans une caisse prête à partir pour Hambourg, il écrivit sur le champ que l'on renvoïât cette caisse à Mr Freydag lui-même, et se constitua prisonnier sur sa parole par écrit jusqu'au retour de ce ballot.

Il fit plus: il remit à Mr Freydag deux paquets de papiers de littérature et d'affaire cachetés de ses armes pour nouvelle sûreté, et pour gage du retour du livre de S. M. le Roi de Prusse.

Mr Freydag lui donna au nom du Roi son maître deux billets, l'un servant pour l'autre conçus en ces termes:

‘Monsieur,
Sitôt le grand Ballot, que vous dites d'être à Hambourg ou Leipzig, qui contient l'œuvre de poësie que le Roi demande, sera ici, et l'œuvre de poësie rendu à moi, vous pourez partir où bon vous semblera. à Francfort 1er Juin. Freydag, Résident.’

Il donna un troisième billet:

‘J'ai reçû de Mr. de Voltaire deux paquets d'écriture cachetés de ses armes, et que je lui rendrai aprés avoir reçû la grande malle, où se trouve l'œuvre de poësie que le Roi demande.
Francfort 1er Juin. Freydag, Résident.’

Le 17 Juin au soir Mr. Freydag reçut le grand ballot où était le livre en question avec la plûpart des éffets de Mr. de Voltaire.

Le 20 le dit Sieur de Voltaire aiant rempli tous ses engagements, se crût en droit d'aller à Mayence. Il partit publiquement, laissant ici tous ses ballots; et Madame sa nièce comptait le suivre deux jours après, lors qu'elle aurait retiré ses papiers de littérature et de famille des mains de Mr. Freydag. Il était d'autant plus en droit de partir, qu'il n'avait donné aucune parole de rester passé le 17. Si Mr. Freydag avait exigé une telle parole, il l'eût demandée par écrit, comme il demanda par écrit celle du 1er Juin.

Le 21 Mr. Freydag vint signifier à Madame Denis et à Mr. de Voltaire que leur emprisonnement devait leur coûter 128 écus et 42 creutzers par jour. Il redemanda ses deux billets du 1er Juin portants promesse que Mr. de Voltaire serait libre de partir, sitôt que le livre serait arrivé. Mr. de Voltaire lui rendit ses deux billets en présence de Madame Denis, du Sr Schmidt, de l'interprète Lorrain, et du nommé Dorn.

Le 22 le nommé Dorn, qui sert de copiste au Sr Freydag, vint proposer à Madame Denis et à Mr. de Voltaire de signer la requête allemande ci-jointe, la quelle l'interprète Lorrain traduisit en français; et il dit à l'interprète Lorrain que moîennant cette requête humblement présentée à Messieurs Freydag et Schmidt, Madame Denis et Mr de Voltaire seraient entièrement libres sur le champ.

Comme touttes ces violences se sont commises sans aucun ordre de S. M. le Roi de Prusse, qui est trop clément et trop généreux pour faire traiter ainsi deux personnes innocentes et malades, Nos seigneurs les Régents de la Ville de Francfort sont très humblement requis de permettre que les deux suppliants retournent sur leur parole à l'auberge du Lion d'or, où il y a un petit jardin absolument nécessaire pour leur santé.

Ils sont très humblement priés de vouloir bien adoucir en leur faveur Messieurs Freydag et Schmidt, et d'avoir même la bonté d'instruire sa Majesté le Roi de Prusse de leur malheur, se flattant que le témoignage favorable qu'ils daigneront rendre à ce grand Monarque de la vénération & de la soumission profonde des suppliants, éxcitera la miséricorde de sa Majesté.