1761-12-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

Je dépêche à Monsieur le comte de Caunits un gros paquet à votre adresse.
Il contient un volume de l'histoire de Pierre le grand imprimée avec les corrections au bas des pages, et les réponses à des critiques. Votre Excellence jugera aisément des unes et des autres. J'en garde un double par devers moy. Quand vous aurez examiné à votre loisir ces remarques qui sont très lisibles, vous me donnerez vos derniers ordres et ils seront exactement suivis. J'ai réformé avec la plus scrupuleuse exactitude les nouvaux chapitres qui doivent entrer dans le second volume, et je me suis conformé à vos remarques sur ces premiers chapitres en attendant vos ordres sur ceux qui commencent par le procez du czarovits et qui finissent à la guerre de Perse. Il restera alors très peu de chose à faire pour achever tout l'ouvrage, et pour le rendre moins indigne de paraitre sous vos auspices. Je suis persuadé que vous ne voulez pas que j'entre dans de petits détails qui conviennent peu à la dignité de l'histoire, et que votre intention a été toujours d'avoir un grand tableau qui présentât l'empereur Pierre dans un jour toujours lumineux. L'auteur d'une histoire particulière de la marine peut dire comment on a construit des chalouppes, et compter les cordages. L'autheur d'une histoire des finances peut dire ce que valait un altin en 1600, et ce qu'il vaut aujourdui. Mais celuy qui présente un héros aux nations étrangères, doit le présenter en grand, et le rendre intéressant pour tous les peuples, il doit éviter le ton de la gazette et le ton du panégirique. Je suis convaincu que vous ne pouvez penser autrement.

J'ay eu l'honneur monsieur de vous écrire plusieurs lettres. Je me flatte que vous les avez reçues et que vous avez accepté l'hommage que je vous offre d'une tragédie nouvelle, que nous représenterons en société le printemps prochain dans mon petit châtau de Ferney. J'auray la consolation de dire au public tout ce que je pense de votre personne.

Je vous souhaitte d'heureuses et de nombreuses années. Je seray pendant celles où je vivray, avec le plus tendre et le plus respectueux attachement

Monsieur

de votre Excellence

le très humble et très obéisst serviteur

Voltaire