à Ferney par Geneve 1er novembre 1761
Monsieur,
Je reçois par Vienne, votre paquet du 17 sbre que Mr de Czernishew me fait parvenir.
Vos bontez redoublent toujours mon zèle, et j'en attends la continuation. Le mémoire sur le czarovits n'est pas rempli, comme le sait votre excellence, d'anecdotes qui jettent un grand jour sur cette triste et mémorable avanture. Vous savez monsieur que l'histoire parle à touttes les nations, et qu'il y a plus d'un peuple considérable qui n'approuve pas l'extrême sévérité dont on usa envers ce prince. Plusieurs auteurs anglais très estimez se sont élevez hautement contre le jugement qui le condamna à la mort. On ne trouve point, ce qu'on appelle un corps de délit dans le procez criminel. On n'y voit qu'un jeune prince qui voiage dans un pays où son père ne veut pas qu'il aille, qui revient au premier ordre de son souverain, qui n'a point conspiré, qui n'a point formé de faction, qui seulement a dit qu'un jour les peuples pouraient se souvenir de luy. Qu'aurait on fait de plus s'il avait levé une armée contre son père? Je n'ay que trop lu monsieur le prétendu Nestérusanoi, et Lamberti, et je vous avoue mes peines avec la sincérité que vous me pardonnez, et que je regarde même comme un devoir. Ce pas est très délicat. Je tâcherai à l'aide de vos instructions de m'en tirer d'une manière qui ne puisse blesser en rien la mémoire de L'Empereur Pierre 1er . Si nous avons contre nous les Anglais, nous aurons pour nous les anciens Romains, les Manlius et les Brutus. Il est évident que si le Czarovits eût régné, il eût détruit l'ouvrage immense de son père, et que le bien d'une nation entière est préférable à un seul homme.
C'est là ce me semble, ce qui rend Pierre le grand respectable dans ce malheur, et on peut sans altérer la vérité forcer le lecteur à révérer le monarque qui juge, et à plaindre le père qui condamne son fils.
Enfin monsieur j'auray l'honneur de vous envoyer d'icy à pâques tous les nouvaux cahiers, avec les anciens corrigez et augmentez comme j'ay eu l'honneur de le mander à votre Excellence dans mes précédentes lettres. Je vous ay marqué que j'attendais vos ordres pour savoir s'il n'est pas plus convenable de mettre le tout en un seul volume qu'en deux. Je me conformerai à vos intentions sur cette forme, comme sur le reste. Mais nous n'en sommes pas encor là, il faut commencer par mettre sous vos yeux l'ouvrage entier, et par profiter de vos lumières.
Il est triste que j'aye trouvé si peu de mémoires sur les négotiations du baron de Goerts. C'est un point d'histoire très intéressant, et c'est à de tels événements que tous les lecteurs s'attachent baucoup plus qu'aux détails militaires, qui se ressemblent presque tous, et dont les lecteurs sont aussi fatiguéz, que L'Europe l'est de la guerre présente.
J'ay déjà eu l'honneur de vous remercier monsieur au nom de melle Corneille et au mien, de la souscription généreuse pour les œuvres de Corneille. J'y suis plus sensible, que si c'était pour moy même. Je reconnais bien là votre belle âme. Personne en Europe ne pense plus dignement que vous. Tout augmente ma vénération pour votre personne et les respectueux sentimens que conservera toute sa vie pour votre Excellence
son très humble et très obéisst serviteur
Voltaire