1761-11-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

Vous voyez que je suis plus diligent que je ne l'avais cru.
Mon âge, mes infirmitez me font toujours craindre de ne pas achever l'ouvrage auquel je me suis dévoué, ainsi je me hâte sur la fin de ma carrière de remplir celle où vous me faittes marcher, et l'envie de vous plaire presse ma course.

Votre Excellence a dû recevoir le paquet contenant la fin tragique du czarovits, avec une lettre dans la quelle je vous exposais mon embarras et mes scrupules avec la franchise que votre caractère vertueux authorize, et que vos bontez m'inspirent. Je vous répète que j'ay cru nécessaire de relever ce chapitre funeste par quelques autres qui missent dans un jour éclatant tout ce que le czar a fait d'utile pour sa nation afin que les grands services du législateur fissent tout d'un coup oublier la sévérité du père, ou même la fissent approuver. Permettez monsieur que je vous dise encore que nous parlons à L'Europe entière; que nous ne devons ny vous ny moy arrêter notre vüe sur les clochers de Petersbourg, mais qu'il faut voir ceux des autres nations et jusqu'aux minarets des Turcs. Ce qu'on dit dans une cour, ce qu'on y croit, ou ce qu'on y fait semblant d'y croire, n'est pas une loy pour les autres pays; et nous ne pouvons amener les lecteurs à notre façon de penser qu'avec d'extrêmes ménagements. Je suis persuadé monsieur que c'est là votre sentiment, et votre Excellence sait combien j'ambitionne l'honneur de me conformer à vos idées.

Vous pensez aussi sans doute qu'il ne faut jamais s'appesantir sur les petits détails qui ôtent aux grands événements tout ce qu'ils ont d'important et d'auguste. Ce qui serait convenable, dans un traitté de jurisprudence, de police, et de marine n'est point du tout convenable dans une grande histoire.

Les mémoires, les dupliques, et les répliques sont des monuments à conserver dans des archives, ou dans les receuils des Lamberti, des Dumont, ou même des Rousset, mais rien n'est plus insipide dans une histoire. On peut renvoyer le lecteur à ces documents, mais ny Polibe, ny Titelive, ny Tacite n'ont défiguré leurs histoires par ces pièces. Elles sont l'échafaut avec lequel on bâtit, mais l'échafaut ne doit plus paraitre quand on a construit l'édifice. Enfin le grand art, est d'arranger et de présenter les événements d'une manière intéressante. C'est un art très difficile, et qu'aucun Allemand n'a connu. Autre chose est un historien, autre chose un compilateur.

Je finis monsieur par l'article le plus essentiel; c'est de forcer les lecteurs à voir Pierre en grand, à le voir toujours fondateur et créateur au milieu des guerres les plus difficiles, se sacrifiant, et sacrifiant tout pour le bien de son empire.

Qu'un homme trop intéressé à rabaisser votre gloire, dise tant qu'il voudra que Pierre le grand n'était qu'un barbare qui aimait à manier la hache tantôt pour couper du bois, et tantôt pour couper des têtes, et qu'il trancha luy même celle de son fils innocent; qu'il voulait faire périr sa seconde femme, et qu'il fut prévenu par elle; que ce même homme dise et écrive les choses les plus offensantes contre votre nation; qu'enfin il me marque le mécontentement le plus vif, et qu'il me traitte avec indignité par ce que j'écris l'histoire d'un règne admirable, je n'en suis ny surpris ny faché; et j'espère qu'il sera obligé de convenir luy même de la supériorité que votre nation obtient en tout genre depuis Pierre le grand. Ce travail que vous m'avez bien voulu confier monsieur me devient tous les jours plus cher par l'honneur de votre correspondance. M. de Soltikof m'a dit que votre Excellence ne serait pas fâchée que je vous dédiasse quelque autre ouvrage, et que mon nom s'apuiast du vôtre. J'ay fait depuis peu une tragédie d'un genre assez singulier. Si vous le permettez je vous la dédierai, et ma dédicace sera un discours sur l'art dramatique dans lequel j'essayeray de présenter quelques idées neuves. Ce sera pour moy un plaisir bien flatteur de vous dire publiquement tout ce que je pense de vous, et des beaux arts, et du bien que vous leur faittes.

C'est encor un des prodiges de Pierre le grand qu'il se soit formé un mécène dans des marécages où il n'y avait pas une seule maison dans mon enfance, et où il s'est élevé une ville impériale qui fait L'admiration de L'Europe. C'est une chose dont je suis bien vivement frappé.

Adieu monsieur, voylà une lettre trop longue. Pardonnez si je cherche à me dédommager en vous écrivant de la perte que je fais en ne pouvant être auprès de vous.

Vous ne doutez pas des tendres et respectueux sentiments avec les quels j'ay l'honneur d'être de votre Excellence

Monsieur

le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire