Monsieur,
Votre très aimable monsieur de Soltikof vient de me régaler d'un gros paquet dont votre Excellence m'honore.
Il contient les estampes d'un grand homme, quelques lettres de luy, et une de vous monsieur qui m'est aussi prétieuse pour le moins que tout le reste. Mon premier devoir est de vous faire mes remerciments et de vous assurer que je me conformerai à touttes vos intentions. Je bâtis pour vous la maison dont vous m'avez fourni les matériaux; il est juste que vous y soyez logé à votre aise.
Je crois avoir déjà rempli une partie de vos vües en déclarant que je ne prétendais point faire l'histoire secrette de Pierre le grand, et en trompant ainsi la malignité de ceux qui haissent la gloire et celle de votre empire.
Je sçais bien que dans les commencements je ne pourai pas faire taire l'envie, mais si l'ouvrage est écrit de manière à intéresser les lecteurs, le livre reste et les critiques s'évanouissent.
C'est ce qui est arrivé à l'histoire de Charles douze longtemps combattue et enfin reconüe pour véritable. Le certificat du Roy Stanislas ne porte que sur les faits militaires et politiques, ce certificat est déjà une grande présomption en faveur de la vérité avec la quelle j'écris l'histoire de votre Auguste législateur, et des preuves plus fortes se tireront des mémoires que votre excellence daignera me communiquer.
Je n'ay pris dans les mémoires de M. de Bassevits et dans ceux que je me suis procurez que ce qui peut contribuer à la gloire de votre patrie, et à celle de L'empereur Pierre 1er . J'abandonne le reste à la malignité de vos ennemis et des miens.
Mr le duc de Choiseuil et tous nos meilleurs juges on trouvé que j'ay fait voir assez heureusement dans ma préface qu'il ne faut écrire que ce qui est digne de la postérité, et qu'il faut laisser les petits détails aux petits faiseurs d'anecdotes. Ce sera à vous monsieur à me prescrire l'usage que je devray faire des particularitez que les mémoires manuscrits de M. de Bassevits m'ont fournis. J'aurai l'honneur de vous envoyer cayer par caier, ce que j'aurai fait du second. Ensuitte je réformerai ce qui doit l'être dans le premier, et on mettra ce que vous avez bien voulu m'envoyer d'estampes à la tête de ce premier volume. Encor une fois Monsieur je ne suis que votre secrétaire. Il est bien vray que vous avez choisi un secrétaire trop vieux et trop malade, mais il vous consacre avec joye le peu de temps qui luy reste à vivre. J'admirais Pierre premier en bien des choses, et vous me l'avez fait aimer. Le bien que vous faittes aux lettres dans votre patrie me la rend chère. Quelqu'un a fait le Russe à Paris. Je me regarde comme un Français en Russie.
Disposez d'un homme qui sera tant qu'il respirera, avec l'attachement le plus vrai et les sentiments les plus remplis de respect et d'estime
Monsieur
de Votre Excellence
le très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
à Ferney 8 juin 1761