aux Délices 22 9bre 1759
Monsieur,
J'ay reçu aujourduy le paquet dont vous m'avez honoré par les mains de Mr de Soltikof.
Il me parait de jour en jour plus digne de son nom et de vos bontez. Je peux assurer votre excellence que rien ne vous fera plus d'honneur que d'avoir développé ce mérite naissant. Vous avez la réputation de répandre des bienfaits mais vous ne pouviez jamais les placer ny sur une âme qui les méritast mieux ny sur un cœur plus reconnaissant. Il se formera très vite aux affaires, et vous aurez un jour en luy un homme capable de vous seconder dans touttes vos vües de rendre votre patrie aussi supérieure par les arts qu'elle l'est par les armes. Je vois bien que le lieu où il est àprésent est pour luy un petit téâtre. Votre excellence le fera voiager en France, en Italie. Je regretterai sa perte mais tout ce qui sera de son avantage sera ma consolation.
Je me flatte monsieur que vous avez reçu àprésent tout ce que vous avez permis que je vous envoiasse, le premier volume de Pierre le grand, un autre paquet assez gros de livres et de manuscrits, et une caisse d'eau de Coladon que je ne vous ay présentée que comme un des meilleurs remèdes pour les maux d'estomac, aussi agréable à boire que l'eau des Barbades et qui peut servir à vos amis dans l'occasion, car pour vous, je sçais que vous joignez à vos vertus celle d'être sobre. Votre excellence m'honore de présents plus dignes d'elle et de sa cour. Je brave avec vos belles fourures les neiges des Alpes qui valent bien les vôtres.
Un présent bien plus cher est celuy des manuscrits que je reçois, ils me serviront beaucoup pour le second tome auquel je vais me remettre. Je n'ay point de temps à perdre, mon âge et ma faible santé m'avertissent qu'il ne faut pas négliger un instant. Pierre le grand mourut avant d'avoir achevé ses grandes entreprises. Son historien veut achever sa petite tâche.
Le catalogue de tous les livres écrits sur Pierre le Grand me servira peu, puisque de tous les auteurs que ce catalogue indique, aucun ne fut conduit par vous. La triste fin du Csarovits m'embarassera un peu. Je n'aime pas à parler contre ma conscience, L'arrest de mort, m'a toujours paru trop dur. Il y a baucoup de royaumes où il n'eut pas permis d'en user ainsi. Je ne vois dans le procez aucune conspiration, je n'y aperçois que des espérances vagues, quelques paroles échapées au dépit, nul dessein formé, nul attentat. J'y vois un fils indigne de son père; mais un fils ne mérite point la mort, à mon sens, pour avoir voiagé de son côté tandis que son père voiageait du sien. Je tâcherai de me tirer de ce pas glissant en faisant prévaloir dans le cœur du csar l'amour de la patrie sur les entrailles de père.
Je suis bien surpris de voir dans les mémoires que je parcours ces mots cy, les biens du monastère de la trinité ne sont point immenses, ils ont deux cent mille roubles de rente. En vérité il est plaisant de faire vœu de pauvreté pour tant d'argent. Les abus couvrent la face de la terre.
Quelques lettres de Pierre le grand seront bien nécessaires. Il n'y a qu'à choisir les plus dignes de la postérité. Je demande instamment un précis des négociations avec Gorts et le Cardinal Alberoni, et quelques pièces justificatives. Il est impossible de se passer de ces matériaux. Ayez la bonté monsieur de me les faire parvenir, donnez moy vite, et vous recevrez vite. Vous êtes cause que j'ay fait une tragédie et que j'ay bâti un téâtre dans mon châtau, n'ayant rien à faire. J'en suis honteux, j'aurais bien mieux aimé travailler pour vous. J'aime mieux traitter l'histoire de votre héros que de mettre des héros imaginaires sur la scène. N'allez pas me réduire à m'amuser, quand je ne veux m'occuper qu'à vous servir. Regardez moy comme votre secrétaire tendrement attaché.
V.