au château de Tournay par Genêve 29e May 1759
Je suis toujours surpris, Monsieur, de voir que sur les bords de la Neva et de la Mosca, on écrive et on parle français comme à Versailles; la Lettre que Mr de Soltikof vient de me rendre de la part de vôtre Excellence, et sa conversation redoublent ma surprise et mon plaisir.
Je dois ajouter à ces sentiments ceux de la reconnaissance pour vos belles fourures, et pour le thé que boit sa majesté chinoise; il n'y a point grâce à vos bontez de potentat en Europe qui prenne de meilleur Thé que moi, et qui ait de plus belles doublures d'habits. Vôtre dernier envoy d'instructions met le comble à vos magnifiques présents; elles vont jusqu'à l'année 1721, et je me flatte, Monsieur, que vous m'honorerez bientôt de la suitte de vos mémoires instructifs; je ne négligerai rien pour tacher de répondre à vos idées et à vos soins. J'espère avoir l'honneur de vous envoyer l'hiver prochain tout l'ouvrage. Je vous prie de trouver bon que je me livre à mon goust et à ma manière de penser. Chaque peintre doit suivre son génie et employer les couleurs qui lui réussissent le mieux. J'écris dans ma langue, la pluspart des noms doivent être à la française. Nous ne disons point Alexandros, mais Alexandre, nous prononçons Auguste et non pas Augustus, Ciceron au lieu de Cicero, Athène aulieu d'Athenoi etc…. Les noms propres chargés de doubles w, et de consones seront au bas des pages.
Je suis bien sür de me rencontrer avec un homme plein de goust, tel que vous êtes, en évitant toute affectation, et surtout l'affectation de faire un panégirique; il faut laisser aux gazetiers et aux sots le soin de dire notre Auguste monarque, sa gracieuse Majesté, le Roy de Prusse est en haute personne à son armée, sa sacrée majesté Impériale a pris médecine, et son auguste conseil est venu la complimenter sur le rétablissement de sa prétieuse santé.
A parler sérieusement tout ce qui tend à nous faire trop valoir nous met toujours au dessous de ce que nous sommes. Vous ne voulez pas non plus qu'on démente des faits avérez connus de toute l'Europe. En déguisant une vérité publique on affaiblit toutes les autres, et la plus mauvaise de toutes les politiques est de mentir. Celui qui en écrivant l'histoire d'Alexandre, nierait ou excuserait le meurtre de Clitus, s'attirerait le méprts et l'indignation. Si l'expérience m'a pu donner quelque Connaissance dans l'art d'écrire, je l'employerai à augmenter si je le puis le respect qu'on doit à Pierre le grand et à vôtre Empire, sans flatter personne.
Je pense qu'en m'attachant à ces principes, je ne suivrai que les vôtres. Il ne me restera d'autre regrêt que celui de n'avoir pû voir l'Empire dont j'écris l'histoire, et la personne qui me procure cet honneur, et dont je ne serai que le copiste.
J'ai L'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois
Monsieur
De vôtre Excellence
Le très humble et très obéïssant serviteur
Voltaire comte de Tourney
Je n'ay point l'histoire de la découverte du Kamskatka, elle m'est absolument nécessaire. Je l'attends de vos bontez. Nous venons de boire chez moy à votre santé avec mr de Vestlow et mr de Soltikof.