1759-03-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

Je reçois en même temps une Lettre de vous et une Lettre des grandes Indes, dattées du même mois; le courier qui m'a rendu celle dont vôtre Excellence m'honnore du 20 janvier n'a pas à ce que je vois des ailes aux talons comme Mercure, ou bien apparemment quelque parti prussien lui aura coupé les aîles dans sa route; vous me coupez furieusement les miennes, Monsieur, en me privant des mémoires que vous aviez eu la bonté de me promettre sur les exploits militaires du Csar Pierre, sur ses loix, sur sa vie privée, et encor plus sur sa vie publique; j'ai, tout au plus, de quoi composer un recueil très sec de dattes et d'évênements; mais je suis très loin d'avoir les matériaux d'une histoire intéressante; je ne peux pas imaginer, Monsieur, que vous avez abandonné un projet si noble et si digne de vous, projet dont tout votre Empire doit désirer l'éxécution, et au quel je présume que vôtre Auguste souveraine s'intéresse; je suis très sensible à votre Thé de la Chine, mais je vous avoüe que des instructions sur le rêgne de Pierre le grand me seraient infiniment plus prècieuses; mon âge avance, je ferai mettre sur mon tombeau, cy git qui voulait écrire l'histoire de Pierre le grand.

Je ne doute pas, Monsieur, que vôtre Excellence n'ait d'autres occupations qui emportent la plus grande partie de son temps; mais s'il vous en reste songez, Monsieur, que c'est moi qui vous conjure aujourd'hui de ne pas oublier le héros, sans les soins du quel vous ne seriez peut être pas aujourd'hui un des génies des plus cultivés, et des plus aimables de L'Europe; vôtre esprit s'est embéli de toutes les sciences que ce grand homme a fait naître; la nature a beaucoup fait pour vous, mais Pierre le grand n'a peut être pas fait moins. J'ai l'ambition d'être de vôtre Ecole de travailler sous vos ordres. Je ne perdrai cette ambition qu'avec la vie.

J'ai L'honneur d'être avec tous les Sentiments que je vous dois

Monsieur

Vôtre très humble et très obéïssant serviteur
Voltaire comte de Tournay

J'ai eu l'honneur de vous écrire par Mr le Comte de Keizerling au quel j'adresse cette Lettre.