1757-08-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

Avant d'avoir reçu les mémoires dont vôtre Excellence m'a flatté, j'ai voulû vous faire voir du moins par mon empressement que je cherche à n'en être pas indigne.

J'ai l'honneur de vous envoïer huit chapitres de l'histoire de Pierre le grand. C'est une très légère esquisse que j'ai faitte sur des mémoires manuscrits du général Lefort, sur des relations de la Chine, sur les mémoires de Stralemberg& de Perri. Je n'ai point fait usage d'une vie de Pierre le Grand, faussement attribuée au prétendu Boïar Nevestoy et compilée par un nommé Rousset en Hollande. Ce n'est qu'un recueil de gasettes, et d'erreurs très mal digéré, et d'ailleurs un homme sans aveu qui écrit sous un faux nom ne mérite aucune créance.

J'ai voulû savoir d'abord si vous aprouvez mon plan, et si vous trouvez que j'acorde la vérité de l'histoire avec les bienséances. Je ne crois pas, Monsieur, qu'il faille toujours s'étendre sur les détails des guerres, à moins que ces détails ne servent à caractériser quelque chose de grand et d'utile. Les anecdotes de la vie privée ne me paraissent mériter d'attention qu'autant qu'elles font connaître les mœurs générales. On peut encor parler de quelques faiblesses d'un grand homme, surtout quand il s'en est corrigé. Par exemple, l'emportement du Csar avec le général Lefort, peut étre raporté, parce que son répentir doit servir d'un bel éxemple. Cependant, si vous jugez que cette anecdote doive être suprimée, je la sacrifierai très aisément. Vous savez, Monsieur, que mon principal objet est de raconter tout ce que Pierre premier a fait d'avantageux pour sa patrie, et de peindre ces heureux commencements qui se perfectionnent tous les jours sous le règne de son auguste fille.

Je me flatte, Monsieur, que vous voudrez bien rendre compte de mon zèle à sa majesté, et je continuerai avec son agrément. Je sens bien qu'il doit se passer un peu de temps avant que je reçoive les mémoires que vous avez eu la bonté de me destiner. Plus j'attendrai, plus ils seront amples. Soïez sûr, Monsieur, que je ne négligerai rien pour rendre à vôtre Empire la justice qui lui est duë. Je serai conduit à la fois par la fidélité de L'histoire, et par l'envie de vous plaire.

Vous pouviez choisir un meilleur historien, vous ne pouviez vous confier à un homme plus zèlé.

Si ce monument devient digne de la postérité il sera tout entier à vôtre gloire; et j'ose dire à celle de sa majesté L'impératrice, aïant été composé sous ses auspices.

J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous ai voués

Monsieur,

de vôtre Excellence

Le très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire

Monsieur de Vetslow m'a dit que vôtre Excellence voulait envoïer quelques jeunes Russes étudier dans le païs que j'habite. Lausanne est bien moins chère que Genêve, & je me chargerai de les établir à Lausanne avec tout le zèle et toute l'attention que mériteront vos ordres.

NB: Il parait important de ne point intituler cet ouvrage Histoire, ou vie de Pierre Ier . Un tel tître engage nécessairement l'historien à ne rien supprimer. Il est forcé alors, de dire des vérités odieuses, & s'il ne les dit pas, il se dés-honnore sans faire honneur à ceux qui l'emploïent.

Il faudrait donc prendre pour tître, ainsi que pour sujet, La Russie sous Pierre Ier . Une telle annonce écarte toutes les anecdotes de la vie privée du Czar qui pouraient diminuer sa gloire, et n'admet que celles qui sont liées aux grandes choses qu'il a commencées & qu'on a continuées depuis lui. Les faiblesses ou les emportemens de son caractère n'ont rien de commun avec ces objets importants; et l'ouvrage alors concourt également à la gloire de Pierre 1er, de L'Impératrice sa fille, & de sa nation.

On travaillera sur ce plan avec L'agrément de sa majesté impériale qui est nécessaire.