1759-09-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

Monsieur de Soltikoff s'est chargé de vous faire parvenir un petit ballot contenant quelques imprimez et quelques manuscrits pour votre bibliothèque.
J'offre à vôtre Excellence les fruits de ma petite terre, en attendant que je puisse lui envoier ceux qu'elle a fait naître elle même, et qui sont le produit de vôtre glorieux Empire. Je n'ai jamais tant désiré de m'attirer l'attention des Lecteurs que depuis que je suis devenu vôtre secrétaire, car en vérité je n'ai que cette fonction, et si vous en excepté le manuscrit du général Lefort, et quelques autres pièces que j'ai consultées, tout a été fidèlement écrit sur les mémoires que vos bontés m'ont fait tenir. Vous aurez incessamment un volume entier qui est poussé non seulement jusqu'à la victoire de Pultava, mais qui embrasse toutes les suittes de cette journée mémorable.

Je vous avoüerai que j'ai toujours besoin de nouvaux éclaircissements sur la campagne du Pruth. Cette affaire n'a jamais été fidèlement écrite, et le public est aussi incertain qu'il est avide d'en connaitre le fond et les accessoires. Le journal de Pierre le grand passe bien légèrement sur cet important article. Je ne doute pas, Monsieur, que vous ne me fassiez communiquer ce qu'on poura confier de vos archives; soïez bien sûr que je ne veux être éclairé que pour assurer mieux la gloire de vôtre grand Législateur. Vous savez qu'on ne peut donner du crédit aux belles actions qu'en ne dissimulant rien; mais qu'en disant la vérité on peut toujours la présenter sous un jour favorable.

On a imprimé depuis deux ans à Londres les mémoires de Mr Withworth, envoyé d'Angleterre à vôtre cour dans le commencement du siècle; ces mémoires ne sont pas trop favorables à L'Impératrice Catherine, et ne rendent pas à Pierre le grand, toute la justice qui lui est due; je suis obligé quelquefois de réfuter plus d'un auteur, surtout le chapelain Nortberg, historien passionné de Charles 12, mais très maladroit dans sa passion, et très peu judicieux dans ses idées.

Quelques uns de nos savants de Paris veulent que les Sibériens viennent des Huns, les Huns des Chinois, les Chinois des Egiptiens; on peut éguaïer une préface en montrant le ridicule de la pluspart de ces chimères. Il n'y a pas grand profit à faire pour l'esprit humain à rechercher l'ancienne histoire des Huns et des Ours qui ne savaient pas plus écrire les uns que les autres. Il s'agit de l'histoire de celui qui a créé des hommes.

Comme il ne faut rien que de vrai dans cette histoire, je vous ai supplié, Monsieur, de vouloir bien me dire si je dois employer le discours qu'on attribüe à Pierre le Grand en 1714. Mes frères qui de vous aurait pensé il y a trente ans que nous gagnerions ensemble des batailles sur la mer Baltique? etc. Ce discours, s'il est autentique, est un morceau très prétieux.

Mon estime pour le jeune Mr de Soltikoff augmente à mesure que j'ai l'honneur de le voir. Il est bien digne de vos bienfaits, son goût pour s'instruire, son assiduïté à l'étude, son esprit qui est au dessus de son âge, justifient tout ce que vôtre générosité fait pour lui. Je ne peux, en vous parlant de lui, oublier le général de son nom, qui se couvre de tant de gloire, et qui en acquiert une nouvelle à vôtre Empire. Pour vous, Monsieur, vous vous contentez du rôle de Mécenas. Ce rôle n'est pas assurément le moins nôble et le moins utile; il mêne à une sorte de gloire indépendante des évênements; il est fait pour un esprit supérieur, et pour un cœur bien faisant. Voilà la gloire véritable.b

J'ai l'honneur d'être avec les sentiments les plus respectueux d'un attachement véritable

Monsieur,

de votre Excellence

le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire