1761-09-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

J'ai reçu par Mr de Soltikoff, les manuscrits que vôtre Excellence a bien voulu m'envoier, et les srs Cramer, Libraires de Genêve, qui vont imprimer les œuvres et les commentaires de Pierre Corneille, ont reçu la souscription dont S: M: I: daigne honorer cette entreprise.
Ainsi, chacun a reçu ce qui est à son usage, moi des instructions, et les Libraires des secours.

Je vous remercie, Monsieur, des uns et des autres, et je reconnais vôtre cœur bienfaisant, et vôtre esprit éclairé dans ces deux genres de bienfaits.

J'ai déjà eu l'honneur de vous écrire par la voye de Strasbourg, et j'adresse cette Lettre par Mr de Soltikoff, qui ne manquera pas de vous la faire rendre. Ce sera Monsieur, une chose éternellement honorable pour la mémoire de Pierre Corneille, et pour son héritière que Vôtre auguste Impératrice ait protégé cette édition autant que le Roy de France. Cette magnificence égale des deux côtés, sera une raison de plus pour nous faire tous compatriotes. Pour moi, je me crois de vôtre païs depuis que vôtre Excellence veut bien entretenir avec moi un commerce de Lettres. Vous sçavez que je me partage entre les deux Pierre, qui ont tous deux le nom de Grand; et si je donne à présent la préférence au Cid et à Cinna, je reviendrai bientôt à celui qui fonda les beaux arts dans vôtre patrie.

J'avoue que les vers de Corneille sont un peu plus sonores que la prose de vôtre Allemand, dont vous voulez bien me faire part; peut être même est-il plus doux de relire le rôle de Cornelie, que d'éxaminer avec vôtre profond sçavant, si Jean Gutmanschts, était médecin ou apoticaire, si son confrère Van-gadétait éffectivement hollandais, comme ce mot Van, le fait présumer, ou s'il était né prez de la Hollande. Je m'en raporte à l'érudition du critique et je le supplierai en temps et lieu, de vouloir bien éclaircir à fonds si c'était un crapaud, ou un ecrévisse qu'on trouva suspendu au plat-fond de la chambre de ce médecin, quand les Strelits l'assassinèrent.

Je ne doute pas que l'auteur de ces remarques intéressantes, et qui sont absolument nécessaires pour l'histoire de Pierre le grand, ne soit lui même un historien très agréable, car voilà précisément les détails dans lesquels entrait Quinte-curce quand il écrivait l'histoire d'Aléxandre. Je soupçonne ce sçavant allemand d'avoir été élevé par le chapelain Nortberg, qui a écrit l'histoire de Charles 12 dans le goût de Tacite, et qui apprend à la dernière postérité qu'il y avait des bancs couverts de drap bleu au couronnement de Charles 12. La vérité est si belle, et les hommes d'état s'occupent si profondément de ces connaissances utiles, qu'il n'en faut épargner aucune au Lecteur.

A parler sérieusement, Monsieur, j'attends de vous de véritables mémoires sur lesquels je puisse travailler. Je ne me consolerai jamais de n'avoir pas fait le voiage de Pétersbourg il y a quelques années. J'aurais plus appris de vous dans quelques heures de conversation, que tous les compilateurs m'en apprendront jamais. Je prévois que je ne laisserai pas d'être un peu embarassé. Les rédacteurs des mémoires qu'on m'a envoiez, se contredisent plus d'une fois, et il est aussi difficile de les concilier que d'accorder des Théologiens. Je ne sçais si vous pensez comme moi, mais je m'imagine que le mieux sera d'éviter autant qu'il sera possible, la discussion ennuieuse de toutes ces petites circonstances qui entrent dans les grands évênements, surtout quand ces circonstances ne sont point éssentielles. Il me parait que les Romains ne se sont pas souciés de faire aux Scaligers et aux Saumaises, le plaisir de leur dire combien de centurions furent blessés aux batailles de Pharsale et de Philippe.

Nôtre Boussole sur cette mer que vous me faites courir, est, si je ne me trompe, la gloire de Pierre le grand; nous lui dressons une statue; mais cette statue ferait elle un bel éffet si elle portait dans une main une dissertation sur les annales de Novogorod, et dans l'autre un commentaire sur les habitans de Crasnoyark? Il en est de l'histoire comme des affaires, il faut sacrifier le petit au grand. J'attends tout, Monsieur, de vos lumières, et de vôtre bonté. Vous m'avez engagé dans une grande passion, et vous ne vous en tiendrez pas à m'inspirer des désirs.

Songez combien je suis fâché de ne pouvoir vous faire ma cour, et que je ne puis être consolé que par vos Lettres et par vos ordres.

J'ai L'honneur d'être avec les plus respectueux et les plus tendres sentiments

Monsieur

De Vôtre Excellence

Le très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire

Pardonnez à un vieillard languissant et malade s'il n'a pas l'honneur de vous écrire de sa main.