1760-04-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

La Lettre de Vôtre Excellence, en datte du 19 février, reçüe par la voye de Vienne le 29 Mars, me remplit de reconnaissance, et augmente la douleur où j'étais de la perte du paquet que j'avais eu l'honneur de vous envoyer au mois d'octobre dernier.

J'ai remis, aujourd'huy, entre les mains de Monsieur de Soltikoff un nouvel exemplaire, pour suppléer à la perte du premier; j'espère que ce dernier paquet vous sera rendu; mais cette ressource ne calmera pas les inquiétudes où nous sommes, les Editeurs et moi; on prétend que le paquet envoyé au mois d'octobre, a été intercepté en Allemagne, et qu'on imprime aujourd'hui à Hambourg, et à Francfort, cette première partie de la vie de Pierre le grand, qui était contenüe dans le paquet intercepté; j'envoye à Francfort, un homme affidé, pour suivre les traces de cette affaire.

Mais s'il est vrai que le Livre ait été vendu à des Libraires allemands, je prévois avec douleur, que tous mes soins seront inutiles; ce chagrin est bien capable de corrompre la satisfaction que je ressentais à mettre en ordre les matériaux du monument que vous érigez, Monsieur, au grand homme, à qui nous devons vôtre auguste Impératrice, et à qui je dois l'honneur de vous connaître; mais vos bontés me servent de consolation, et quelque contretemps douloureux que j'essuie, je consacrerai le peu qui me reste de force à finir un ouvrage commencé sous vos auspices, et que vos soins m'ont rendu si cher; si ma santé m'avait permis de faire le voyage de Petersbourg, je l'aurais entrepris avec joye, et vous auriez été servi avec plus de promptitude; mais mon âge et mes maladies ne me permettent plus de me transplanter; ma seule espérance est de recevoir vos ordres dans ma retraitte, et de vous témoigner de loin mon attachement et mon zèle.

Je ne sçais si Vôtre Excellence a vû le petit livre qui a fait tant de bruit, et dont j'avais l'honneur de lui parler dans ma dernière Lettre. Quoi qu'il en soit, rien ne peut aujourd'hui diminuer l'estime que toute l'Europe a conçü pour vôtre nation.

J'ai eu l'honneur de voir chez moi, pendant quelques jours, deux de vos compatriotes, amis de Mr de Soltikoff, et même, je crois, ses parents; ils sont tous deux infiniment aimables, ils parlent ma langue aussi pûrement que vous l'écrivez; je n'ai point encor vû de vos compatriotes qui ne m'ayent convaincus du mérite de vôtre nation, et de l'éducation heureuse qu'on reçoit par vos soins et par votre protection, dans les deux capitales de vôtre Empire; tout sert à confirmer les sentiments tendres et respectueux avec lesquels je serai toute ma vie

Monsieur

De vôtre Excellence

le très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire