1753-08-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Graf Heinrich von Podewils.

Monsieur,

Monsieur le chevalier de la Touche me mande que vous l'avez assuré que la malheureuse affaire de Francfort était finie.
Je ne doute pas qu'en effet votre Excellence n'ait fait ce qui dépendait d'elle pour faire rendre justice. Sa majesté Le roy votre maitre ayant désavoué l'abus que les srs Freitag et Smith ont fait de son nom, nous ne pouvons douter qu'ils ne rendent au moins L'argent qu'ils ont pris dans les poches du sr Colini et dans les miennes. L'Europe serait trop étonnée si après de tels excez il n'y avait aucune réparation. Un nommé Dorn qui n'a d'autre fonction que de servir quelquefois aux expéditions du sr Freitag a trainé dans les rues de Francfort au milieu de la populace une femme respectable qui voiageait avec les passeports du Roy de France. On luy a ôté sa femme de chambre, ses domestiques. Le nommé Dorn a eü l'insolence de passer la nuit seul dans sa chambre. Votre Excellence peut sentir à quel point ces atrocitez ont excité l'indignation universelle. Poura t'on s'imaginer que ce soit au nom d'un monarque aussi bienfaisant et aussi juste que le Roy votre maitre, qu'on ait violé ainsi les loix, les bienséances et l'humanité? et qu'après tant d'indignitez Freitag ose exiger encor de cette dame le payement exorbitant d'un emprisonement qui crie vangeance, et pour le quel il doit demander pardon?

Votre Excellence ignore t'elle quel est Freitag? ignore t'elle les extorsions publiques qui L'ont rendu l'horreur de Francfort, et de tous les environs? ignore t'elle qu'aiant fait payer au comte de Vasco l'espérance d'un régiment au service du roy qu'il avait osé luy promettre, le comte de Vasco ne put retirer de luy une partie de l'argent que Freitag avait extorqué, qu'en le battant publiquement? Vingt avantures pareilles l'ont fait trop connaître. On sait assez que ces excez si odieux commis contre une dame, contre le sr Colini et contre moy, n'avaient pour but que de nous voler. Nous l'avons été en effet d'une manière bien violente. Presque tous nos effets ont été dissipez comme dans un pillage. Les srs Dorn, Freitag, et Smith nous ont pris l'argent que nous avions dans nos poches; et ce qu'on a pris au sr Colini est tout son bien. Et c'est au nom d'un roy juste qu'on a commis tous ces attentats! Certainement il les aurait punis si nos lettres n'avaient été interceptées. Nous espérons du moins monsieur que Le Roy ordonera qu'on nous rende l'argent qu'on nous a pris, et dont le compte est entre les mains des magistrats de Francfort. Nous l'espérons de l'équité du roy et de vos bons offices. Nous oublierons un traittement si cruel et nous ne nous souviendrons que de la réparation.

Je suis avec des sentiments respectueux

Monsieur

de votre excellence

le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire gentilhom de la chambre du roy de France