1753-06-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Graf Anton Corfiz von Ulfeld.

Monsieur,

A qui pui-je mieux m'adresser qu'à votre excellence? elle m'a comblé de ses bontez, elle m'a procuré des marques de la bienveillance de leurs majestez impériales, et je regarde aujourduy comme un de mes devoirs de n'implorer que sa protection.
Je suis sûr du secret avec votre Excellence. Elle verra de quelle nature est l'affaire dont il s'agit par la lettre à cachet volant que je prends la liberté de mettre aux pieds de sa sacrée majesté L'empereur: elle verra que ce qui se passe à Francfort est d'un genre bien nouvau. Elle sentira assez quel est mon danger de recourir à sa sacrée majesté, dans des conjonctures où tout est à craindre, avant qu'un étranger qui ne conaît personne dans Francforth puisse se soustraire à la violence.

J'espère que ma lettre et les ordres de sa majesté impériale pouront arriver à temps, mais si vous avez la bonté monsieur de me protéger dans cette circomstance étonnante, je vous supplie que tout cela soit dans le plus grand secret. Celuy que mon persécuteur le sr Freidag ministre du Roy de Prusse garde soigneusement, prouve assez son tort et ses mauvais desseins. Je ne puis me deffendre qu'avec le secours d'un ordre aussi secret adressé à Francfort à quelque magistrat attaché à sa majesté impériale. C'est ce que j'attends de l'équité et de la compassion de votre excellence.

Mon hôte chez qui je suis en prison par un attentat inoui, m'a dit aujourduy que le ministre du roy de Prusse le sr Freidag est en horreur à toutte la ville, mais qu'on n'ose luy résister.

Votre Excellence est bien persuadée que je ne demande pas que sa majesté impériale se compromette, je demande simplement qu'un magistrat à qui je serai recommandé, empêche qu'il ne se fasse rien contre les loix.

Je suplie votre excellence de vouloir bien m'adresser sa réponse par quelque homme affidé. Sinon, je la prie de daigner m'écrire par la poste d'une manière générale. Elle peut assurer L'Empereur, ou sa sacrée majesté L'impératrice que si je pouvais avoir l'honneur de leur parler, je leur dirais des choses qui les concernent; mais il serait fort difficile que j'allasse à Vienne incognito, et ce voiage ne pourait se faire qu'en cas qu'il fût inconnu à tout le monde. J'apartiens au roy de France. Je suis très incapable de dire jamais un seul mot qui puisse déplaire au roy mon maître, ny de faire aucune démarche qu'il pût désaprouver. Mais ayant la permission de voiager, je puis aller partout sans avoir de reproches à me faire, et peutêtre mon voiage ne serait pas absolument inutile. Je pourais donner des marques de ma respectueuse reconnaissance à Leurs majestez impériales sans blesser aucun de mes devoirs, et si dans quelque temps quand ma santé sera raffermie on voulait seulement m'indiquer une maison à Vienne où je pusse être inconnu quelques jours, je ne ballancerais pas. J'attends vos ordres monsieur, et vos bontez, et suis avec la reconnaissance la plus respectueuse,

Monsieur,

de votre Excellence,

le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire gentilhome ord. de la chambre du Roy très crétien