1768-01-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

On dit qu'un vieillard, nommé Siméon, en voyant un petit enfant, s'écria dans sa joie: je n'ai plus qu'à mourir puisque j'ai vu mon salutaire.
Ce Siméon était prophète, il voyait de loin tout ce que ce petit juif devait faire.

Moi qui ne suis ni juif ni prophète, mais qui suis aussi vieux que Siméon, je n'aurais pas deviné en 1700 qu'un jour la raison, aussi inconnue au patriarche Nicou qu'au sacré collège, et aussi malvoulue des papas et des archimandrites que des dominicains, viendrait à Moscou, à la voix d'une princesse née en Allemagne, et qu'elle assemblerait dans sa grand'salle, des idolâtres, des musulmans, des grecs, des latins, des luthériens, qui tous deviendraient ses enfants.

C'est ce triomphe de la raison qui est mon salutaire; et en qualité d'être raisonnable, je mourrai sujet dans mon cœur de votre majesté impériale, bienfaitrice du genre humain.

Je suis retiré auprès de la petite ville de Genève, où il n'y a pas vingt mille habitants, et la discorde règne depuis quatre ans dans ce trou, dans le temps que Caterine seconde, qui est bien la première réunit tous les esprits dans un empire plus vaste que l'empire romain.

Je ne suis pas en tout de l'avis du respectable auteur de l'Ordre essentiel des sociétés: je vous avoue, madame, qu'en qualité de voisin de deux républiques, je ne crois point du tout que la puissance législatrice soit de droit divin copropriétaire de mes petites chaumières; mais je crois fermement que de droit humain on doit vous admirer et vous aimer.

Feu l'abbé Bazin disait souvent qu'il craignait horriblement le froid; mais que s'il n'était pas si vieux, il irait s'établir au midi d'Astracan, pour avoir le plaisir de vivre sous vos lois.

J'ai rencontré ces jours passés son neveu qui pense de même. Le professeur en droit Bourdillon est dans les mêmes sentiments; ce pauvre Bourdillon s'est plaint à moi amèrement de ce qu'on l'avait trompé sur l'évêque de Cracovie. Je l'ai consolé en lui disant qu'il avait raison sur tout le reste, et que l'événement l'a bien justifié. Votre majesté impériale ne saurait croire à quel point ce pédant républicain vous est attaché, toute souveraine que vous êtes.

Je ramasse, madame, toutes les sottises sérieuses ou comiques de feu l'abbé Bazin et de son neveu, et même celles qu'on leur attribue; il y en a qu'on n'oserait envoyer au pape, mais qu'on peut mettre hardiment dans la bibliothèque d'un impératrice philosophe. Ce recueil assez gros partira dès qu'il sera relié.

L'empereur Justinien et le grand capitaine Bélisaire ont été impitoyablement déclarés damnés par la Sorbonne. J'en ai été très affligé, car je m'intéressais beaucoup à leur salut. Je ne sais pas encore bien positivement si votre église grecque est damnée aussi; je m'en informerai, madame, car je vous suis encore plus attaché qu'à l'empereur Justinien. Je souhaite que vous viviez encore plus longtemps que lui.

Que votre majesté impériale daigne agréer le profond respect, l'admiration et l'attachement inviolable du vieux solitaire, moitié français, moitié suisse, cousin germain du neveu de l'abbé Bazin.