6e Mars 1772 à Ferney
Madame,
J’ai été sur le point de délivrer pour jamais vôtre Majesté Impériale de l’ennui de mes inutiles lettres, et tandis que le Roi de Prusse achevait son poëme contre les confédérés, tandis qu’un de nos Français entrait, dit on, par un trou comme un blereau dans Cracovie, tandis que Moustapha s’obstinait à se faire battre et que l’avanture de Copenhague étonnait toute l’Europe, je me mourais tout doucement dans mon hermitage, et je partais pour aller saluer ce Pierre le grand qui prépara tous les prodiges que vous faittes et qui ne se doutait pas qu’ils dussent aller si loin.
Permettez qu’en recouvrant ma faible santé pour un tems bien court je mette à vos pieds mes respects et mes chagrins. Ces chagrins sont que des gens de ma nation s’avisent d’aller combattre chez des Sarmates contre un Roi légitimement élu, plein de vertu, de sagesse et de bonté, avec lequel ils n’ont rien à démêler, et qui ne les connait pas. Celà me parait le comble de l’absurdité, du ridicule et de l’injustice.
Mon autre chagrin c’est que les Grecs soient indignes de la liberté qu’ils auraient recouvrée s’ils avaient eu le courage de vous seconder. Je ne veux plus lire ni Sophocle, ni Homère, ni Démosthène. Je détesterais jusqu’à la religion grecque si vôtre majesté Impériale n’était pas à la tête de cette église.
Je vois bien, Madame, que vous n’êtes pas Iconoclaste puisque vous achetez tant de tableaux tandis que Moustapha n’en a pas un. J’ai revu Mr Tronchin et son catalogue raisonné. C’est un fort honnête homme et un très bon connaisseur. Il est de plus musicien et poëte. Il y a dans le monde un portrait que je préfêre à toute la collection des tableaux dont vous allez embellir vôtre palais, je l’ai mis sur ma poitrine lorsque j’ai cru mourir, et j’imagine que ce topique m’a conservé un peu de vie. J’emploie le peu qui m’en reste à gémir sur la Pologne, à faire des vœux pour Aly-bey, à dire des injures à Moustapha, à vous souhaitter une longue file de prospérités, tous les plaisirs possibles et tous les lauriers dont vous avez déjà une collection plus grande que celle de vos tableaux.
Que vôtre Majesté Impériale daigne agréer avec sa bonté ordinaire le profond respect, l’attachement et les bavarderies de l’hermite du mont Jura.
V.
J’apprends dans le moment que mes horlogers de Ferney ont eu la hardiesse d’écrire à Votre Majesté; je ne doute pas qu’elle ne pardonne à la liberté qu’ils ont prise de la remercier.