à Ferney 12e Mars 1772
Madame,
La lettre de Vôtre Majesté Impériale du 30 janv:/10 fév:, bien ou mal dattée, semble m’avoir ranimé comme vos lettres à vos généraux d’armée semblent devoir faire tombe Moustapha en faiblesse.
L’article de vos cinq cent demoiselles m’intéresse infiniment. Nôtre St Cyr n’en a pas deux cent cinquante. Je ne sais si vous leur faittes jouer des Tragédies; tout ce que je sais c’est que la déclamation soit tragique, soit comique me parait une éducation excellente, qui donne de la grâce à l’esprit et au corps, qui forme la voix, le maintien et le goût. On retient cent passages qu’on cite ensuite à propos, celà répand des agréments dans la société, celà fait tous les biens du monde.
Il est vrai que toutes nos pièces roulent sur l’amour, c’est une passion pour laquelle j’ai le plus profond respect, mais je pense comme Vôtre Majesté qu’il ne faut pas qu’elle se dévelope de trop bonne heure. On pourait, ce me semble, retrancher de quelques tragédies choisies les morceaux les plus dangereux pour de jeunes cœurs, en laissant subsister l’intérêt de la pièce. Il n’y aurait peut être pas vingt vers à changer dans le misantrope et pas quarante lignes dans l’avare.
Si ces demoiselles jouent des Tragédies un jeune homme de mes amis en a fait une depuis peu, dans laquelle on ne peut pas dire que l’amour joue un rôle. Ce sont deux espèces de Tartares qui se regardent plutôt comme époux que comme amants. Je l’enverrai à Vôtre Majesté Impériale dès qu’elle sera imprimée. Si elle juge qu’on puisse former un théâtre de nos meilleurs auteurs pour l’éducation de Votre st Cyr, je ferai venir de Paris des Tragédies et des Comédies en feuilles; je les ferai brocher avec des pages blanches, sur lesquelles je ferai écrire les changements nécessaires pour ménager la vertu de vos belles demoiselles. Ce petit travail sera pour moi un amusement, et ne nuira pas à ma santé toute faible qu’elle est. Je serai d’ailleurs soutenu par le plaisir de faire quelque chose qui puisse vous plaire.
Je supose que vôtre bataillon de cinq cent filles est un bataillon d’amazones, mais je ne supose pas qu’elles bannissent les hommes. Il faut bien qu’en jouant des pièces de théâtre la moitié pour le moins de ces jeunes héroïnes fasse des personnages de héros, mais comment feront elles celui de vieillard dans les comédies? J’attends les instructions et les ordres de Vôtre Majesté sur tout cela.
Je doute que Moustapha donne une si bonne éducation aux filles de son sérail. Je le crois d’ailleurs en comique un fort mauvais plaisant, et en tragique je ne le crois pas un Achille.
Ce que j’admire, Madame, c’est que vous satisfaittes à tout; vous rendez vôtre cour la plus aimable de l’Europe, dans le tems que vos troupes sont les plus formidables. Ce mélange de grandeur et de grâces, de victoires et de fêtes me parait charmant. Tout mon chagrin est d’être dans un âge à ne pouvoir être témoin de vos triomphes en tant de genres, et d’être obligé de m’en raporter à la voix de l’Europe.
J’ai bien un autre chagrin, c’est que mes compatriotes soient dans Cracovie aulieu d’être à Paris. Je ne peux pas dire que je souhaitte qu’ils vous soient présentés avec le grand visir par quelques uns de vos officiers; celà ne serait pas honnête, et on dit qu’il faut être bon citoien. J’attends le dénouement de cette affaire, et celui de la pièce que l’on joue actuellement en Dannemark.
Le vieux malade se met aux pieds de Vôtre Majesté Impériale avec le profond respect et l’attachement qu’il conservera jusqu’au dernier moment de sa vie.
V.