1753-06-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Francis I, emperor of Austria.

Sire,

C'est moins à L'empereur qu'au plus honnête homme de L'Europe, que j'ose recourir dans une circomstance qui l'étonnera peutêtre et qui me fait espérer en secret sa protection.

Sa sacrée majesté me permettra d'abord de luy faire voir comment le roy de Prusse me fit quitter ma patrie, ma famille, mes emplois dans un âge avancé. La copie cy jointe que je prends la liberté de confier à la bonté compatissante de sa sacrée majesté, l'en instruira.

Après la lecture de cette lettre du Roy de Prusse on pourait être étonné de ce qui vient de se passer secrettement dans Francfort.

J'arrive à peine dans cette ville le premier juin que le sr Freidag, résident de Brandebourg, vient dans ma chambre escorté d'un officier prussien, et d'un avocat qui est du sénat, nommé Rüker. Il me demande un livre imprimé contenant les poésies du Roy son maître en vers français.

C'est un livre où j'avais quelques droits et que le Roy de Prusse m'avait donné quand il fit les présens de ses ouvrages.

Je dis au résident de Brandebourg que je suis prest de remettre au Roy son maitre les faveurs dont il m'a honoré, mais que ce volume est peutêtre encor à Hambourg dans une caisse de livres prête à être embarquée, que je vais aux bains de Plombières presque mourant et que je le prie de me laisser la vie en me laissant continuer ma route.

Il me répond qu'il va faire mettre une garde à ma porte, il me force à signer un écrit par le quel je promets de ne point sortir jusqu'à ce que les poésies du Roy son maître soient revenues, et il me donne un billet de sa main conçu en ces termes:

'Aussitôt le grand ballot que vous dites d'être à Leipzik ou à Hambourg sera arrivé et que vous aurez rendu l'œuvre de poésies à moy, que le Roy redemande, vous pourez partir où bon vous semblera.'

J'écris sur le champ à Hambourg pour faire revenir l'œuvre de poésies pour les quelles je me trouve prisonier dans une ville impériale sans aucune formalité, sans le moindre ordre du magistrat, sans aucune apparence de justice.

Je n'importunerais pas sa sacrée majesté, s'il ne s'agissait que de rester prisonier, jusqu'à ce que L'œuvre de poésies que M. Freidag redemande fût arrivé à Francfort. Mais on me fait craindre que Mr Freidag n'ait des desseins plus violents en croyant faire sa cour à son maitre, d'autant plus que toutte cette avanture reste encor dans le plus profond secret.

Je suis très loin de soupçonner un grand Roy de se porter, pour un pareil sujet, à des extrémitez que son rang et sa dignité désavoueraient aussi bien que sa justice, contre un vieillard moribond qui luy avait tout sacrifié, qui ne luy a jamais manqué, qui n'est point son sujet, qui n'est plus son chambellan, et qui est libre. Je me croirais criminel de le respecter assez peu, pour craindre de luy une action odieuse… Mais il n'est que trop vraisemblable que son résident se portera à des violences funestes, dans l'ignorance où il est des sentiments nobles et généreux de son maitre.

C'est dans ce cruel état qu'un malade mourant se jette aux pieds de Votre sacrée majesté, pour la conjurer, de daigner ordonner avec la bonté et le secret qu'une telle situation me force d'implorer, qu'on ne fasse rien contre les loix à mon égard dans sa ville impériale de Francfort.

Elle peut ordonner à son ministre en cette ville de me prendre sous sa protection, elle peut me faire recommander à quelque magistrat attaché à son auguste personne.

Sa sacrée majesté a mille moyens de protéger les loix de L'Empire et de Francfort; et je ne pense pas que nous vivions dans un temps si malheureux, que M. Freidag puisse impunément se rendre maître de la personne et de la vie d'un étranger, dans la ville où sa sacrée majesté a été couronnée.

Je voudrais avant ma mort pouvoir être assez heureux pour me mettre un moment à ses pieds. Son Altesse Royale madame la duchesse de Lorraine, sa mère, m'honorait de ses bontez. Peutêtre d'ailleurs sa sacrée majesté pousserait l'indulgence jusqu'à n'être pas mécontente, si j'avais l'honneur de me présenter devant elle et de luy parler.

Je supplie sa majesté impériale de me pardoner la liberté que je prens de luy écrire et surtout de la fatiguer d'une si longue lettre, mais sa bonté et sa justice sont mon excuse.

Je la supplie aussi de faire grâce à mon ignorance si j'ay manqué à quelque devoir dans cette lettre qui n'est qu'une requête secrette et soumise.

Elle m'a déjà daigné donner une marque de ses bontez, et j'en espère une de sa justice.

Je suis avec le plus profond respect comme avec reconnaissance,

Sire,

de votre sacrée majesté,

le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire gentilhome ord. de la chambre de sa majesté très crétienne.