1753-06-18, de Jean Martin de Prades à Marie Louise Denis.

Vous sçavez sans doute Monsieur qu'au seul nom du Roy votre Maitre, Mon Oncle a montré toutte la résignation, toutte la soumission possible.
Vous sçavez qu'il a fait plus que L'on exigeoit de lui, et qu'il a fait adresser à Mr Freitag, résident de Prusse, une grande caisse contenant des hardes, des papiers et des livres, voulant que Mr Freitag l'ouvrît lui même quand elle arriveroit. Il a montré avec la même bonne foi à Mr Fretag tout ce qui étoit dans les malles et cassettes qu'il transportoit avec son équipage et dans un grand portelit qui ferme; il s'est soumis à rester en prison jusqu'au moment où le livre des poésies de sa magesté fût revenu. Le livre est arrivé Monsieur, il est dans la caisse que mr Freitag a entre les mains, on ne veut pas l'ouvrir, et on l'empêche de partir. Mon Oncle est prisonier dans sa chambre avec les jambes et les mains enflées, et il a donné encor pour sûreté de ce livre de poésie qui est arrivé deux liasses de ses propres papiers cachetées que Mr Fretag a reçus en déposts, et mr Freitag lui a fait deux billets conçus en ces termes:

Mr aussi tôt le grand ballot que vous dites d'être à Hambourg ou Leipzik sera arrivé et l'euvre de poésies rendu à moi que le roy redemende, vous pourez partir où bon vous semblera.

Freitag

J'ai reçu de Mr de Voltaire deux paquets d'écriture cachetés de ses armes et que je lui rendrai après avoir reçu la grande caisse où se trouve l'euvre de poésies que le roy demende.

Freitag

Mr de Voltaire a satisfait à tous ses engagemens et cependand on le retient encor prisonier. On ne lui rand n'y sa caisse ny ses deux paquets n'y sa liberté, que mr de Freidag lui avait promis au nom du Roy en présance de mr Riker, avocat. Je ne sçais Monsieur si sa magesté redemande àprésent le contrac annullé dont milord Marchal m'a parlé à Paris. Il est encor malheureusement égaré, s'il ne se trouve pas dans la caisse qui est entre les mains de mr Freitag. Nous le cherchons mon Oncle et moi sans cesse depuis deux mois. Je donnerais quatre peintes de mon sang pour qu'il fût retrouvé. Mais que le roy daigne se ressouvennir que ce contrac étoit sur un petit chifon de papier fort facile à perdre, que mon Oncle a beaucoup de papiers, qu'il brûle souvant des brouillons, qu'il daigne penser que cet écrit ne contenait rien qu'un remerciment de la part de Mon Oncle de la pension que sa magesté lui donnait lors qu'il étoit auprès d'elle et que l'acte de renonciation que nous lui envoions prouve par sa force notre entière soumition. Mon Oncle l'a adressé à Milord Marchal mais comme nous craignons qu'il n'ait pu encor arriver jusqu'au Roy j'ai l'honneur de vous en envoier un pareil que nous avons signé et que nous vous prions de remettre à sa magesté prussience. Malgré cet acte nous ferons l'impossible pour le retrouver s'il existe encor et nous le rendrons dans la minute qu'il sera retrouvé.

Je vous rands un compte fidel de tout pour vous marquer à quel point je compte sur votre justice et sur la bonté du roy. J'attands de vous quelque consolation dans mon état déplorable, car pour Mon Oncle il n'est plus en état d'en recevoir et vous aprendrez bientôt peut être sa fin déplorable. Il a sans doute des torts mais jamais il n'a cessé d'adorer le roy, et jamais il n'en a parlé que pour publier ses talens et sa gloire. Je ne m'attendais pas il y a trois ans que ce seroit le roy de Prusse qui lui causeroit la mort. Pardonnez à ma douleur.

J'ai l'honneur d'être très parfaitement Monsieur
Votre très humble et très obbéissente servante

Denis