à Berlin, 21 juin à deux heures après midy
Mr,
Je viens de mander au Roy mon horrible aventure qui exige sa justice.
Conduire à pied en prison à travers la populace la veuve d'un gentilhome officier du roy de France sans la moindre apparence de raison ny de formalité, mettre quatre soldats à ma porte, pendant la nuit, m'ôter ma femme de chambre et mes laquais, m'enfermer seule avec le commis de mr Freitag, voylà ce qui m'arrive dans Francfort au nom du Roy votre maître qui désavouera sans doute une violence aussi atroce.
Mon oncle mourant, et que j'étais venu chercher de deux cent lieues pour le conduire aux eaux ne se plaint pas. Il est soumis aux volontez du roy votre maître, il le sera toutte sa vie.
Lorsque mr Freitag, résident de sa majesté, vint lui redemander le 1er juin les lettres qu'il pouvait avoir de s. m. et le livre des poésies imprimées de sa majesté dont elle avait bien voulu gratifier mon oncle, il rendit sur le champ tout ce qu'il avait conservé de lettres du roy, et quant au volume de vers, vous savez qu'il écrivit pour faire remettre à mr Freidag luy même la caisse où était ce livre, et mr Freidag comme je vous le manday luy signa au nom du roy deux billets conçus en ces termes:
M.
Sitôt le grand balot sera arrivé où est l'œuvre de poésies que le Roy redemande vous pourrez partir où bon vous semblera. Freitag, résident
à Francfort, 1er juin 1753.
La caisse et le livre revinrent le 17 juin, mon oncle jusqu'à ce jour était resté prisonier sur sa parole. Tous ses engagements étant remplis il a cru qu'il pouvait partir le 20, selon la parole expresse de mr Freidag. Cependant monsieur nous avons encor douze soldats, et mr Freitag nous dit que cela nous coûtera 122 écus par jour. Mon oncle encor une fois ne se plaint pas, il conservera toujours la même vénération inviolable, le même attachement pour sa majesté.
Mais monsieur je vous supplie instament de faire finir cette cruauté inouie, d'avoir pitié d'un mourant, et d'une femme traittée avec tant d'horreur pour avoir rempli les devoirs de la nature et de l'amitié. Ecrivez à mr Smith et à m. Freitag en notre faveur. Quand mon oncle a voulu partir monsieur il s'est cru libre et l'était. Il laissait d'ailleurs à mr Smith ses plus précieux effets. Mr Smith les a entre les mains, avec notre argent. Mon oncle n'avait promis de rester que jusqu'au jour où la caisse reviendrait. Il a satisfait à tout ce qu'on a exigé de luy. Il ne luy est pas échapé un seul mot de plainte contre le roy, il ne luy en échapera jamais, et pour preuve de cela, voicy la lettre que mr Freitag luy écrivit le 18 au soir. Je compte monsieur sur la justice du roy, et sur la bonté de votre cœur qui sera touché sans doute d'une avanture aussi funeste.