à Frankfort sur Main samedy 23 juin [1753] à trois heures après midy
Je soussigné gentilhomme ordinaire de la chambre du Roy de France, de l'académie française, etc. promets à mr. de Freitag, résident à Francfort de la part de sa majesté le Roy de Prusse, et à mr. Smith, négociant, conseiller de sa majesté, d'obéir en tout à leurs ordres et volontez, de ne point sortir de mon apartement, où je suis prisonnier, et à la porte duquel je n'ay plus que deux soldats, avant que les derniers ordres du roy leur maitre soient venus, promettant de n'écrire ni parler doresnavant à personne de tout ce qui s'est passé au sujet de mon emprisonnement et de celui de ma nièce, promettant en son nom qu'elle ne sortira pas de la maison où elle est détenue sans la permission de mr. de Freitag et de mr Smith, promettant la même chose pour Mr. Colini mon secrétaire.
Avouant que les billets que mr. de Freitag m'avait fait le premier juin, ne me mettaient pas en droit de partir le 20, que quoyque ces billets portassent, Mr, si tôt le grand balot où est l'œuvre de poésie du roy sera ici et l'œuvre de poësie rendu à moy vous pourez partir où bon vous semblera, cependant ces billets n'étaient point une permission de partir quand l'œuvre de poësies du roy serait revenu, que ce n'étoient que des promesses de consolation, des espérances favorables pour consoler ma nièce made Denis, qui faisoit un voiage de deux cent lieues pour me conduire aux eaux dans ma maladie, que je ne devais prendre aucun parti sur ces promesses du ministre du roy de Prusse et n'y avoir aucune confiance en elles jusqu'à ce que de nouvaux ordres du roy son maitre fussent arrivez, que ce n'étoit pas assez d'avoir rempli tous mes engagemens, d'avoir rendu au roy tout ce qu'il me redemandoit, livre de poësie, lettres, clef, patente, croix, avec la soumission la plus grande, que je devais sans doute attendre encor les ordres nouvaux du roy ou ceux de Mrs de Freitag et Smith au nom de sa majesté le roy de Prusse. Que par conséquent je suis emprisonné très justement et quoyque je ne sache pas pourquoy ma nièce a été emprisonnée, je confesse aussi qu'elle l'a été très justement. Ainsi je me soumets librement à payer tous les frais de son emprisonnement, du mien, de celui de mon secrétaire selon les ordres de Mr. de Freitag et de mr. Smith, auxquels j'ai délivré l'œuvre de poésie qu'ils redemandoient, grand in quarto maroquin rouge, intitulé poësies du philosophe de sans souci, lequel j'ai cacheté de mes Armes, jurant que je n'en ay pas pris la plus légère Copie, que je n'en ay pas transcrit une seule page, ayant rendu toutes les lettres que j'avais de Sa Majesté le roy de Prusse le premier juin, jurant qu'il n'y en a aucune ny aucun papier apartenant à sa majesté dans aucun de mes coffres que j'ai ouverts plusieurs fois en présence de Mr. de Freitag et de Mr. Ricker, et d'un Officier prussien, et en dernier lieu de Mr. Smith.
Promettant, que si par un hazard que je ne puis prévoir il m'en retombait jamais une seule entre les mains je la renverrois au Roy de Prusse directement, me soumettant à être en prison en quelque endroit du monde que je fusse si j'étois possesseur d'une lettre de sa majesté entre mes mains, jurant de plus que ny pendant mon emprisonnement ny pendant celui de madame Denis ma nièce et celle de mon secrétaire aucun de nous n'a proféré la moindre plainte contre sa majesté de roy de Prusse, qu'aucun de nous n'en proférera jamais et que ce ne sera jamais par nous, qu'on saura notre emprisonnement, Madame Denis ayant seulement rendu compte de son malheur pour avoir quelque protection auprès de sa majesté et pour tâcher de la fléchir espérant que sa majesté serait touchée de la situation de la veuve d'un officier du roy de France qui était venue à Francfort pour remplir les devoirs de la nature et de l'amitié et nous recomandant l'un et l'autre à la bonté, à la générosité et à la grandeur d'âme de sa majesté le Roy de Prusse.
Voltaire
Je suplie monsieur de Freitag de me pardonner si je n'envoye qu'à quatre heures cette déclaration que j'ai eu bien de la peine à transcrire de ma main attendu que je suis très malade et auprès de made Denis qui se meurt.