1761-06-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

En recevant le paquet du 29 avril dont votre excellence m'honore, et que Mr de Soltikof a eu la bonté de me remettre mon premier devoir est de vous remercier et le second de vous assurer que je suis prest à remplir touttes vos vues autant que mes faibles talents le permettront.

Je sçais bien qu'une histoire de Pierre le grand trouvera d'abord quelques contradicteurs; c'est ce qui arriva à celle de Charles douze, mais enfin les seuls livres qui restent sont ceux qui sont écrits de manière à intéresser les lecteurs, et à exciter l'attention de l'étranger comme celle du patriote. Je ne peux parvenir à être lu avec quelque plaisir qu'autant que votre excellence veut bien m'aider. Votre intention est que je cherche dans tous les petits détails de quoy faire valoir le héros, et que je ne rebutte point le lecteur par la multiplicité de ces petits détails. Ils peuvent servir, ils peuvent être employez avec art mais s'ils paraissent trop, ils défigurent l'ouvrage. Mon grand objet est la gloire de Pierre le grand et celle de votre patrie. Je crois avoir pris un parti que vous avez aprouvé, celuy d'intituler l'ouvrage L'empire de Russie sous Pierre le grand. Par là je me suis mis en droit de ne présenter que les objets qui font L'honneur éternel de ce grand homme, de ne peindre que le fondateur, le législateur et le conquérant; et je ferme la bouche aux critiques et aux ennemis qui me reprochent avec aigreur d'avoir passé sous silence des choses dont la malignité triomphe. Si j'avais promis un détail complet de tout ce que Pierre Premier a fait comme homme assujetti aux faiblesses de notre être, si j'avais annoncé l'histoire de ses défauts, ces ennemis irréconciliables seraient en droit de se plaindre, mais j'ay annoncé que je ne donnais que l'histoire de ce que j'appelle sa création, et c'est dans ce dessein que j'ay fait la préface dont tous les esprits raisonables et sur tout M. le duc de Choiseuil ont été très contents. La lettre et le certificat du roy de Pologne ne regardent que les faits militaires et les négociations. Ce prince certifie que tout est vrai dans ces deux objets dont il a été le principal témoin si longtemps. Ces faits prennent un nouveau degré d'autenticité dans le journal de Pierre le grand que votre Excellence a bien voulu me communiquer.

Les mémoires de M. de Bassevits et les autres déposent en faveur de beaucoup de véritez qui n'ont pas encor été publiques, véritez honorables au czar et à sa maison, véritez dont vous me prescrirez l'usage. J'abandonne le reste à la méchanceté des hommes. Il y a encor des gens dont on ne détruira ny les préjugez et la haine qu'ils ont vouée à la mémoire du législateur de la Russie, mais leurs animositez périront avec eux, et la gloire de Pierre le grand subsistera. Il serait bien douloureux que j'eusse en même temps à soutenir la fureur de vos ennemis, et le mécontentement de ceux de vos compatriotes qui se plaindraient de ce que je ne me suis pas assez hazardé pour eux. Votre équité monsieur, et votre sagesse me sauveront de ce double éceuil. J'enverray cayers par caiers ce que je feray du second tome, et ensuitte je rectifierai le tout sur les observations que vous daignerez me faire. Quand ce second tome sera prest, je ferai faire une seconde édition du premier volume, et le tout ensemble paraîtra avec votre approbation. Car enfin je ne suis que votre secrétaire. Si j'ay quelque talent supposé qu'en effet j'en aye, ce n'est que celuy de mettre les choses dans un jour favorable, et de piquer la curiosité du lecteur; et ce faible talent est entièrement subordonné à celuy que vous avez de sentir mieux que personne au monde ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire, ce qu'il faut resserrer, et ce qu'il faut étendre.

L'ouvrage vaudrait mieux si vous aviez un secrétaire moins vieux et moins malade mais ce secrétaire ne peut vous offrir que les restes de sa vie. Il vous les consacre, il regarde l'honneur d'écrire l'histoire d'un grand homme comme la consolation de sa vieillesse, il est échauffé, encouragé, soutenu par vous.

J'ay l'honneur d'être avec les plus respectueux sentiments, avec l'estime la plus haute et l'attachement le plus inviolable

M.

de v. E.