au châtau de Tourney par Geneve 14 may 1760
Monsieur,
J'ay reçu aujourduy par les mains du jeune Monsieur de Soltikof les deux mémoires dont votre Excellence a bien voulu le charger pour moy.
Je me flatte que je recevrai autant d'instructions sur les affaires et sur la guerre, que j'en reçois sur les moines et sur les relligieuses.
Je présume monsieur que vous avez reçu àprésent le volume qui va jusqu'à Pultava, et que vous ne laisserez point imparfait le bâtiment que vous avez élevé. Quoyque j'aye suivi en tout dans ce premier volume les mémoires autentiques que j'ay entre les mains, cependant si je me suis trompé en quelque chose, ou même si j'ay dit quelques véritez que le temps présent ne permette pas de mettre au jour, il sera aisé de substituer d'autres pages, aux pages que vous croirez devoir être réformées. Cette histoire est votre ouvrage plustôt que le mien, il ne doit paraitre que sous vos auspices. Ainsi tout doit être muni du sceau de votre approbation. Je suis bien persuadé que vous n'aurez point de vains scrupules; votre esprit juste en est incapable. Vous savez mieux que moy, ce que je vous ay toujours dit, que l'histoire ne doit être ny un panégirique ny une gazette. Il faut surtout que l'histoire puisse fouiller dans le cabinet sans pourtant abuser de cette permission.
J'espère que la paix de l'Europe qui ne peut nous être donnée que par vos armes victorieuses, sera l'époque de la publication de l'histoire de Pierre le grand. Ce sera une grande consolation pour moy de servir à réfuter les calomnies odieuses dont on a osé noircir depuis peu ce héros et votre nation. Mais je suis bien vieux et bien infirme, il faut que je me hâte et que je ne meure point avec le regret de n'avoir point achevé ce que vous m'avez fait commencer.
Je n'ay eu aucune nouvelle des paquets par moy envoyez. Je suis toujours à vos ordres.
J'ay l'honneur d'être avec les plus respectueux sentiments
Monsieur
de votre Excellence
le très humble et très obéissant serviteur
Voltaire