Aux Délices près de Genève 23 x 1758
Monsieur,
J'eus l'honneur de vous écrire il y a quatre ou cinq jours.
J'ai reçu le 21e xbre la Lettre dont vous m'honnorez du 23e octobre et je ne sçais à quoi attribuer un si long retardement. Je vous réïtère mes prières, et je vous fais mes très humbles remerciements sur vos nouvaux mémoires; vous les intitulez, Réponses à mes objections. Permettez moi d'abord de dire à vôtre Excellence, que je n'ai jamais d'objections à faire aux instructions qu'elle veut bien me donner; que je fais simplement des questions, et que je demande des éclaircissements à l'homme du monde qui me parait le plus savant dans l'histoire.
Nous ne sommes encor qu'à l'avenüe du grand Palais que vous voulez bâtir par mes mains, et dont vous tracez l'ordonnance. Il y a dans cette avenüe quelques terres incultes, quelques déserts, qu'il faut passer vite. Il est moins question de savoir d'où vient le mot de Tsar, que de faire voir que Pierre premier a été le plus grand des Tsars. Je me garderay bien de mettre en question si le bled de la Livonie vaut mieux que celui de la Carélie. J'observerai seulement ici, Monsieur, que l'agriculture a été très négligée dans toute l'Europe jusqu'à nos jours.
L'Angleterre dont vous me parlez, est une des provinces des plus fertiles en bléd. Cependant, ce n'est que depuis quelques années que les Anglais ont sçû en faire un objet de commerce immense. La nouvelle charue et le semoir sont d'une utilité qui semble devoir désormais prévenir toutes les disettes. J'en ai vu beaucoup d'expériences, et je m'en sers avec succez dans deux de mes terres en France, dans le voisinage de Genêve. Vous voïez par là que les arts ne se perfectionnent qu'à la longue, et je vois aussi quelles obligations vôtre Empire doit avoir à Pierre le grand, qui lui a donné plusieurs arts, et qui en a perfectionné quelques uns.
Je me servirai du mot de Russien, si vous le voulez, mais je vous supplie de considérer qu'il ressemble trop à Prussien, et qu'il en parait un diminutif, ce qui ne s'accorde pas avec la dignité de vôtre Empire. Les Prussiens s'appellaient autrefois Borusses, comme vous savez, et par cette dénomination ils paraissaient subordonnés aux Russes. Le mot de Russe a d'ailleurs quelque chose de plus ferme, de plus nôble, de plus original que celui de Russien; ajoutez que Russien ressemble trop à un terme très désagréable dans nôtre langue, qui est celui de Ruffien, et la pluspart de nos dames prononçant les ss comme les ff, il en résulte une équivoque indécente qu'il faut éviter.
Après toutes ces représentations j'en passerai par ce que vous voudrez. Mais le grand point, monsieur, l'objet important et indispensable, devant lequel prèsque tous les autres disparaissent, est le détail de tout ce qu'a fait Pierre le grand d'utile et d'héroïque. Vous ne pouvez me donner trop d'instructions sur le bien qu'il a fait au genre humain. La pluspart des gens de Lettres de l'Europe me reprochent déjà que je vai faire un panégirique, et jouer le rolle d'un flatteur; il faut leur fermer la bouche en leur faisant voir que je n'écris que des vérités utiles aux hommes.
J'espère aussi, Monsieur, que vous voudrez bien me faire parvenir des mémoires fidèles sur les guerres entreprises par Pierre premier; sur ses belles actions, sur celles de vos compatriotes; en un mot sur tout ce qui peut contribuer à la gloire de l'Empire et à la vôtre.
J'ai l'honneur d'être, Monsieur,
de Vôtre Excellence
Vôtre très humble et très obéïssant serviteur
Voltaire