à Ferney 14e février 1763
Que vous êtes heureux, Monsieur, et que je suis malheureux! Vous et vos amis vous faites de beaux vers, vous avez vôtre beau Théâtre parmi de jeunes seigneurs et de jeunes dames qui se perfectionnent dans le bel art de la déclamation, c'est à dire dans l'art de se rendre maître des cœurs.
Pour moi, je deviens sourd et aveugle de plus en plus. La ville de Genêve ne me fournit prèsque plus d'acteurs ni d'actrices. J'avais fait venir Le Kain, qui est le meilleur comédien de Paris, mais il a fallu bientôt le rendre à la capitale; en un mot, je crois que je ferai bientôt une grange de mon Théâtre, et que j'y mettrai des gerbes de bléd au lieu de Lauriers.
J'avais un peu de honte de me donner du plaisir à l'âge de soixante et dix ans; mais j'ai été un peu rassuré par un vieux fou qui en a soixante et dixhuit, et qui joue la comédie étant paralitique. Il s'appelle Mauricius, c'est, ne vous déplaise, un hollandais, député des Etats genéraux à Hambourg; ilm'a mandé qu'il jouait Lusignan dans Zaïre avec beaucoup de succez; qu'il se faisait porter sur un brancard, et qu'en un mot on n'avait pas besoin de jambes pour jouer la comédie; il a raison, mais on a besoin de yeux et d'oreilles.
Je crois qu'on aura incessamment à Paris, une pièce du peintre de la nature, nôtre cher Goldoni, je souhaitte que tous les Français soient en état de sentir tout son mérite. Vous recevrez immanquablement de moi un petit hommage avant le printemps.
Un homme qui entend parfaitement L'Italien, me mande qu'il est extrèmement content de la pièce dont notre cher Goldoni a honoré nôtre théâtre.
Ah! Monsieur, si je n'avais pas bientôt soixante et dix ans, je serais bientôt à Bologna la grassa.
La riverisco di cuore.
V.