aux Délices près de Genêve le 24e Juin 1757
Monsieur,
J'ai reçu les cartes que vôtre excellence a eu la bonté de m'envoïer; vous prévenez mes désirs en me facilitant les moïens d'écrire une histoire de Piere le grand; & de faire connaître l'Empire Russe.
La Lettre dont vous m'honnorez redouble mon zèle. La manière dont vous parlez nôtre langue me fait croire que je travaillerai pour mes compatriotes en travaillant pour vous & pour vôtre Cour. Je ne doute pas que sa majesté L'impératrice, n'agrée & n'encourage le dessein que vous avez formé pour la gloire de son père.
Je vois avec satisfaction, Monsieur, que vous jugez comme moi, que ce n'est pas assez d'écrire les actions & les entreprises en tout genre, de Pierre le grand, Lesquelles pour la plûpart sont connües. L'esprit éclairé qui règne aujourd'hui dans les principales nations de L'Europe, demande qu'on aprofondisse ce que les historiens efleuraient autrefois à peine.
On veut savoir de combien une nation s'est accrüe, quelle était sa population avant l'Epoque dont on parle, & quelle elle est depuis cette époque, le nombre de troupes régulières qu'elle entretenait, & celui qu'elle entretient; Quel a été son commerce, & comment il s'est étendu; quels arts sont nés dans le païs, quels arts y ont été apellés d'ailleurs, & s'y sont perfectionnés; quel était à peu près le revenu ordinaire de L'état, & à quoi il se monte aujourd'hui, quelle a été la naissance & le progrès de la marine; quelle est la proportion du nombre des nobles avec les Ecclésiastiques & les moines, & quelle est celle de ceux cy avec les cultivateurs &ca.
On a des notions assés éxactes de toutes ces parties qui composent l'état, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne. Mais un tel tableau de la Russie serait bien plus intérressant, parce qu'il serait plus nouveau; parce qu'il ferait connaitre une monarchie dont les autres nations n'ont pas d'idées bien justes; parce qu'enfin ces détails pourraient servir à rendre Pierre le grand & l'Impératrice sa fille, & vôtre nation, & votre gouvernement plus respectables. La réputation a toujours été comptée parmi les forces véritables des Royaumes. Je suis bien loin de me flatter d'ajouter à cette réputation. Ce sera vous, Monsieur, qui ferez tout en me faisant fournir les mémoires que vous voulez bien me faire espérer; & je ne serai que l'instrument dont vous vous servirez pour travailler à la gloire d'un grand homme & d'un grand Empire.
Je vous avoüe, Monsieur, que les médailles sont de trop. Je suis confus de vôtre générosité, & je ne sçais comment m'y prendre pour vous en témoigner ma reconnaissance. Je sens tout le prix de vôtre présent, mais un présent non moins cher sera celui des mémoires, qui me mettront nécessairement en état de travailler à un ouvrage qui sera le vôtre.
J'ai L'honneur d'être avec des sentiments véritables de respect & de reconnaissance
de Vôtre Excellence
Monsieur
Le très humble & très obéissant serviteur
Voltaire gentilhomme orde de la chambre du roy