Pregny ce 26^e aoust 1772

Monseigneur,

Vôtre Altesse Sérénissime recevras un paquet que j'ay fais partir samedi 22^e, vous y trouverez une pièce que je vous avois déjà envoyé, mais je n'ay pas voulut la séparer.
Celle pour le jour de la s^t Barthelemy a été finie d'imprimer pour vôtre Altesse Sérénissime le jour quelle est partie; je ne pûs pas Ecrire moi même, ainsi vous serez surpris de ne voir n'y mon Cachet n'y mon Ecriture, mais je me flate que Mon Cher Prince aura bien pensé que c'étoit moi qui l'envoyois, et il reconnoitra bien nôtre ami en Lisant; Etes vous un homme, oû un ange? peut on pousser la bonté au point que vous l'avez fais pour L'ex Proffesseur Mallet? est il possible qu'il y ay un Etre existant qui ose Ecrire à Vôtre Altesse Sérénissime dans le goût qu'il l'a fais? Que peut on penser, sinon que la tête a tourné à ce jeune homme? Son Discours Inaugural nous avois déjà indigné Contre Lui. Jugés Monseigneur si la lêttre qu'il a pris la liberté de vous Ecrire (que vous avez bien voulus m'envoyer) a changé nôtre sentimens et vous le plus grand Prince du monde, le plus respectable, le plus respecté, j'ose dire le plus aimé, avez la bonté de lui répondre avec la douceur d'un ange. J'avoüe que je ne peut pas songer à ce jeune homme de sans froid. Sa mère, ses autres Parens lui ont Ecris de ne pas revenir. Que deviendras ce pauvre malheureux? Car je ne puis m'empêcher de le pleindre.

J'allay le lendemain que j'eu reçeu la lêttre dont votre Altesse m'a honorée, voir nôtre ami. En Lisant la lêttre de ce exproffesseur il témoignoit une surprise inoüie. L'endroit oû il dit, qu'on le rende à Fernex L'arrêtta, il répéta à Fernex!'Mais', dit il, 'il est fou, peut on Ecrire à un Prince tel que Monseigneur le Landgrave de cette façon! il n'y a point de nom à donner à de semblables procédez, ont ne peut les Imaginer; Voyez Madame qu'elle Bonté dans son Altesse Sérénissime, qu'elle réponse! Je l'ay toujours dit, ce Prince mérite Les adorations de toute La terre, moins par sa Qualité d'aussi grand Prince qu'il L'est, que par ses sentimens, sa Philosophie, son humanité. Rien ne peut être au Dessus de Lui, et je mourrois sans le voir.' Dans l'article oû vous me parlé du Page de Darius en disant (si ne me trompe) il dit, 'C'est Daniel. Ah Madame, si Son Altesse Sérénissime avoit voulut prophétiser qu'elle viendroit à Genêve et Fernex, cela vaudroit cent fois mieux que l'âge qu'elle m'anonce.' Il étoit malade depuis 3 oû 4 jour, il ne vouloit voir personne, je me fis annoncer avec des nouvelles de Mon Cher Prince, il vint lui même m'ouvrir son Cabinet. J'étois avec Magdelon. Une heure aprés que je fus entrée on vint annoncer M^ad Caze, niéce de m^r Labbé Terray, Contrôleur général des finances. Elle étoit venüe expres à Genêve pour voir nôtre ami, il y avoit 3 jours qu'elle lui faisoit demander à le voir, il avoit toujours refusé. Elle lui Ecrivit pour l'en suplier, il Lui répondit qu'il lui étoit impossible d'avoir cet honneur, qu'il étoit dans un état déplorable, qu'il ne Lui restoit qu'une dent qu'il gardoit à M^r L'abbé Terray son Oncle qui lui avoit diminuer ses rentes. Enfin Elle ne se rebuta point, Elle se fit annoncer (pendant que nous étions ma fille et moi avec Lui) non point dit-elle pour le voir, mais pour prendre ses ordres devant partir le lendemain. Je trouvay le détour si joly que je dis à nôtre ami qu'il n'y avoit pas moyen de résister, que je lui promêttois d'abréger sa visite. 'Hé bien madame vous le voulez, vous voulez présenter un squelette, faire horreur à cette dame, soit'; Elle entre, il se monta peu à peu et fut Charmant, Elle parti enchantée, et lui dit qu'elle diroit à son Oncle la dent qu'il lui gardoit.

J'y restois encore quelques heures, nous ne pouvions nous quitter. Ce n'étoit pas surprenant, nous parlions de Monseigneur Le Landgrave. Il me demanda si vous ne seriez point fâché que j'eu pris la hardiesse de vous demander des pattes et graines D'asperges de vos Jardins pour lui et pour moi. Je l'assurois du Contraire, lui disant que j'étois persuadée que vous Préféreriez de les lui faire manger à Cassel, mais qu'à ce deffaut je Connoissois trop vôtre amitié pour lui pour ne pas être Charmé de Lui faire plaisir. Je crois mon Cher Prince que vous ne trouverez pas mauvais que j'aye répondu de vous auprés de Lui; il aura l'honneur de vous écrire dès que j'aurois reçeu vôtre réponse sur les asperges, car dit-il il n'ose le faire avant.

On joüe Olimpie mercredi à Chateleine, s'il est bien, nous L'engagerons d'y aller. Le Carosse lui fait du bien. J'allay voir L'amoureux de quinze ans, opera Comique L'armoyant. Faites le jouer devant votre Altesse Sérénissime (si vous ne l'avez pas encore vû), je répond qu'elle en sera fort contente. J'espérois faire joüer ma fille et ses amis, quelques piéces de nôtre ami. Ils savoient leurs Rolle, ils sont bons acteurs, dit nôtre ami. C'étoit pour Mon Cher Prince que je leurs avois fait apprendre, pour tâcher de L'amuser. Tout est inutile, il ne vient pas, on ne jouera point. Quand est-ce que j'aurois le bonheur de vous voir? Magdelon me Conjure d'aller vous faire ma Cour avec Elle puisque vous ne voulez pas nous donner la satisfaction de venir. Au moins si vôtre santé est bonne, cela me dédomagera de ce que je pers, je vous Conjure Monseigneur de m'en donner des nouvelles le plus souvent qu'il vous sera possible. Je joindrois cette obligation à toute Celles que je vous ay. Nôtre ami est si Contans qu'en j'en reçois, il est si sensible à vos bontés, il Lit toujours vos lêttre plusieurs fois, il se met à vos pied pour vous remercier de tout ce que je lui dis de vôtre part, car comme Vôtre Altesse Sérénissime me dit que je ne peus trop lui témoigner vôtre amitié, je m'étans baucoup sur vos sentimens pour lui, voyant qu'il rit aux anges, et que cela lui fait du bon sang. Venez Mon Cher Prince, vous rendrez les deux personnes du monde qui vous aiment le plus tendrement, heureuses. Pouvez vous vous refuser à leur bonheur, vous qui faites celui de tout ce qui vous aproche? Et Mallet a pût se résoudre à quitter Vôtre Altesse Sérénissime! On ne peut se faire à cette idée, Elle est incroyable.

Oui Monseigneur je chercherois quelqu'un qui puisse le remplacer, d'un âge mûr, et qui puisse sentir son bonheur. Vos ordres sont trop sacré pour moi, pour ne pas les suivre. J'ay déjà parlé à nos savans, sans dire encore ce que je souhaitte positivement, mais Comme je veux que vous soyez Contens du sujet, et que je n'aye aucuns reproches à me faire Là dessus, je ne veux pas sans un grand exament proposé la Chose, sans être sûre des Talens, des moeurs, de la Conduite. Enfin je souhaitte vivement que Vôtre Altesse Sérénissime soit satisfaite, vous en êtes bien sûr, demême que de mon tendre attachement qui vas au delà de toute expression. Rien n'est plus vray. C'est avec ses sentimens que je suis avec le plus profond respect,

Monseigneur

De Vôtre Altesse Sérénissime

La Trés humble et trés obéissante servante

Gallatin née Vaudenet