Monsieur,
Les bontez dont monsieur le marquis d'Argenson m'honore depuis l'enfance, me serviront d'excuse auprès de vous.
Je n'en ay pas besoin pour la liberté que je prends de vous envoyer Le poème sur la victoire du roy notre maitre. C'est un tribut que je vous dois, et celuy qui soutient si bien les intérêts du roy a des droits sur les ouvrages consacrez à sa gloire. Mais Monsieur je sens que j'ay besoin de la protection de Monsieur Dargenson pour les autres libertez que je vais prendre avec vous.
Premièrement je vous suplie de présenter un exemplaire de ce poème à sa majesté impériale, si vous trouvez que cela soit convenable. J'ose ensuitte mettre sous votre protection cet exemplaire de la plus belle édition de la Henriade, le seul qui reste à Paris et que je vous suplie de vouloir bien présenter à sa majesté en luy montrant le petit envoy qui acompagne le livre et qui est à la première page.
Ce n'est pas tout monsieur et c'est icy qu'il faut encor que le nom de M. Dargenson parle pour moy; j'ajoute à cet énorme paquet deux exemplaires d'un livre sur la filosofie de Neuton; je vous aurois monsieur une très grande obligation d'en vouloir bien donner un à M. le secrétaire de L'académie de Petersbourg. J'ay déjà l'honneur d'être des académies de Londres, d'Edimbourg, de Berlin, de Boulogne; et je veux devoir à votre protection l'honneur d'être admis dans celle de Petersbourg. Ce seroit peutêtre une occasion pour moy de pouvoir quelque beau jour d'été voiager dans la cour où vous êtes, et me vanter d'avoir vu la célèbre Elisabeth. J'ay chanté L'Elisabeth d'Angleterre, que ne dirais je point de celle qui l'efface par sa magnificence, et qui l'égale par ses autres vertus? Mon projet étoit de voir sa cour quand j'étois à celle de Berlin. Mais je n'ay pu avoir cet honneur, et j'ay été réduit à l'admirer de loin. Soyez persuadé monsieur que je conserveray toute ma vie la reconnaissance que je devray à vos bontez. Je suis avec les sentiments les plus respectueux,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Voltaire
à Paris 16 juin 1745
P. S. Depuis ma lettre écritte, monsieur, j'ay pensé que si vous daignez vous charger de présenter à sa majesté impériale la Henriade et le poème sur la bataille de Fontenoy, que je prends la liberté de luy adresser, vous aurez sans doute la bonté de luy parler de moy. Mon nom ne luy est pas absolument inconnu puisqu'on m'a assuré qu'elle prenoit quelque plaisir à voir représenter mes pièces de téâtre; et c'est probablement monsieur une obligation que je vous ay. Je me flatte donc que je pourois vous en avoir encor une autre. J'ay écrit il y a quelques années l'histoire de Charles douze sur des mémoires, fort bons quant au fonds, mais dans les quels il y avoit quelques erreurs sur les détails des actions de ce monarque. J'ay actuellement des mémoires plus exacts, et fort supérieurs à ceux que Mr Norberg a employez. Mon dessein seroit de les fondre dans une histoire de Pierre le grand; ma façon de penser me détermine plus vers cet empereur, que vers le Roy de Suede. Le premier a été un législateur, il a fondé des villes, et j'ose le dire son empire. Charles douze a presque détruit son royaume. Il étoit un plus grand soldat, mais je croi l'autre un plus grand homme.
Si la digne fille de L'empereur Pierre, qui a touttes les vertus de son père avec celles de son sexe daignoit entrer dans mes vues, et me faire communiquer quelques particularitez intéressantes et glorieuses de la vie du feu Empereur, elle m'aideroit à élever un monument à sa gloire dans une langue qu'on parle àprésent dans presque touttes les cours de L'Europe.
Voylà bien des grâces monsieur que j'ose vous demander la première fois que j'ay l'honneur de vous écrire, mais elles regardent touttes le progrès des arts, et la gloire de plus d'un grand homme en est l'objet. Je vous réitère monsieur ma très respectueuse reconnaissance.
V.