Je reçois, mon illustre maître, le billet que vous avez bien voulu adresser pour moi à mr d'Alembert.
Je le reçois à Aix-la-Chapelle, où j'ai accompagné une amie malade. Je suis plus sensible que je ne puis l'exprimer au soin que prend votre amitié de me consoler, en même tems qu'elle me venge. L'impératrice de Russie m'a fait la grâce de m'écrire qu'elle est contente de Bélisaire. Je joins ici copie de la lettre dont elle m'a honoré.
Le fils de l'inquisiteur de Vienne, le baron Swieten, m'a écrit de son pur mouvement, que Bélisaire avait été approuvé dans cette cour. Bélisaire, me dit il, a été lu par nos augustes maîtres. Je vous félicite, m r, d'avoir eu de tels juges. Comment n'auraient ils pas approuvé un ouvrage où ils doivent se reconnoître à chaque trait qui caractérise le bon souverain? Bélisaire va être imprimé ici, et il sera bientôt dans les mains de tout le monde. La lettre est du 27 juin. N. B. que les clameurs de la Sorbonne n'étoient pas ignorées à la cour de Vienne; la même lettre me l'apprend.
Le prince Louis et mr d'Alembert m'ont écrit le succès du discours de m. de La Harpe, et l'un et l'autre m'en ont fait les plus grands éloges. J'en suis dans l'enchantement et si vous possédez encore l'orateur couronné, je vous supplie de l'en féliciter pour moi. Je vois ici bien des étrangers qui s'intéressent vivement aux progrès de la philosophie, et qui en révèrent le patriarche. Le prince héréditaire a passé deux jours avec nous (son affabilité me permet ce terme); j'ai causé avec son altesse de choses assez sérieuses. Il est du nombre des vrais croyants à la saine philosophie, et vous devez être satisfait de vos prosélites du nord. Que ne fait pas cette étonnante femme que vous admirez comme moi, que ne fait elle pas pour tirer la Russie de l'esclavage et de la barbarie! Tandis que dans le plus beau climat de son empire, elle vient d'établir trente mille familles dont elle a fait un peuple libre, elle fait proposer par son académie d'agriculture un problème qui n'en est pas un pour elle, savoir, s'il est avantageux que le paysan soit admis à la propriété du terrain. C'est travailler à introduire dans les esprits les idées de liberté, de propriété, d'égalitéa d'une façon bien sage et bien adroite. Si j'avois ici quelques livres dont j'aurois besoin, je traiterois ce grand sujet.
Je me suis instruit à fond de l'affaire des dissidents, sur laquelle vous m'aviez prié de consulter Mde Geoffrin. Voici le fait. Les dissidents tous les jours dépouillés de quelques uns de leurs droits, et foulés par le plus grand nombre, avoient imploré la protection de l'impératrice de Russie. Cette auguste souveraine fit demander au roi de Pologne, non pas faveur mais justice pour les dissidents, et que tout ce qu'on avoit décidé à leur préjudice dans les précédentes diètes fût révoqué. Le roi porta à la diète la demande de la czarine et les représentations des dissidents; il ajouta qu'ils étaient ses sujets, qu'il trouvait leurs plaintes fondées, et qu'il se croyait obligé de représenter lui même à la diéte le tort qu'on leur avait fait. Il s'éleva dans la diète un si grand tumulte, que le roi, se levant de son trône, se retiroit et rompoit l'assemblée. Les évêques se présentèrent devant lui, comme il s'en alloit, et le supplièrent de reprendre sa place et d'entendre la délibération de la diête. Le prince eut le chagrin d'entendre confirmer toutes les injustices faites aux dissidents, sans aucun égard pour la protection de l'impératrice. Elle fut instruite de cette délibération violente, et alors elle fit dire aux dissidents de se confédérer, comme les lois les y autorisaient. Mais un ami de l'humanité représenta à l'impératrice que si les dissidents se confédéroient sans avoir pour les protéger des forces présentes et imposantes, il s'élèveroit en Pologne une guerre civile dont le foible parti seroit la victime, et qu'il valoit mieux les secourir d'avance, que d'avoir à les venger. Ce conseil obligea la czarine d'envoyer (je crois) vingt mille hommes en Pologne pour protéger les dissidents en cas de besoin. Vous voyez par là que le roi de Pologne a fait l'office de médiateur, et qu'il ne doit pas être fâché que la czarine protège le parti qu'on opprime chez lui, malgré lui. L'homme instruit, dont je tiens ces détails, ne doute pas qu'à la prochaine diète l'affaire ne soit terminée à l'avantage des dissidents et qu'ils ne soient rétablis dans leurs droits.
Adieu, mon illustre maître. Personne au monde ne vous aime plus tendrement que votre disciple
Marmontel
à Aix la Chapelle ce 7e aoust 1767
Permettez que Madame Denis trouve ici les assurances de mon respect et de mon inviolable attachement.