1776-03-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, je n'ai envoyé Sésostris qu'à vous, parce que vous êtes l'homme de France qui connaissez le mieux la cour de l'Egypte, et qui jugez le mieux des vers égyptiens.

Si donc vous trouvez que cette petite plaisanterie peut passer des bords du Nil à ceux de la Seine, je la mets sous votre protection. Vous n'êtes pas hors de portée de la faire parvenir à mr de Maurepas, qui probablement ne me traîtera pas cette fois-ci comme un crocodile, et entre nous je ne serais pas fâché que Sésostris eût quelque bonne opinion de moi. J'en aurais d'autant plus de besoin, que les mêmes barbares qui persécutent si violemment l'ex-oratorien Delille de Sales, ont juré de m'en faire autant.

Une maudite édition faite, non seulement sans moi, mais malgré moi, à Genêve par Gabriel Cramer, et par un nommé Bardin, ne donne que trop beau jeu aux persécuteurs. J'apprends que Panckoucke s'est chargé de cette édition très criminelle en quarante volumes. Je n'ai su cette manigance que quand elle a été faite, et je ne puis y remédier.

Je demeure, il est vrai, à une lieue de Genêve, mais je n'irai certainement pas intenter un procès dans Genève à un genevois. Je sais toutes les atrocités qu'on prépare à Paris. Je me vois de tous côtés entre l'enclume et le marteau, victime de l'avarice d'un libraire, victime d'une faction de fanatiques à Paris, et prêt de quitter dans ma quatre-vingt-troisième année, le château et la ville que j'ai bâtis, les jardins et les forêts que j'ai plantés, les manufactures florissantes que j'ai établies, et d'aller mourir ailleurs loin de toutes mes consolations. Ma situation est étrange. Ce Cramer a gagné plus de quatre cent mille francs à imprimer mes ouvrages depuis plus de vingt ans. Il finit par une édition dans laquelle il glisse des ouvrages beaucoup plus dangereux que ceux de Spinosa et de Vanini, des ouvrages qu'il sait n'être pas de moi, et je ne puis faire éclater mes plaintes, parce que personne ne croira jamais qu'on ait fait une telle entreprise à une lieue de chez moi, sans que je m'en sois mêlé. Cramer n'a point mis son nom en tête de l'ouvrage, et à peine a t-il vendu cette édition à Panckoucke qu'il a quitté sur le champ la librairie, et vit dans une très belle maison de campagne qu'il vient d'acheter chèrement. Je ne sais pas encore quel parti je prendrai; mais il est clair que je n'en puis prendre un que fort triste. Pour la faction des Clément et des Pasquier, je sais bien quel parti elle prendra. Il y a soixante ans que je vis dans l'oppression; il faut mourir comme on a vécu, mais aussi je mourrai en adorant mon cher ange.

Il y a trois mois que mad. de st Julien ne m'a écrit. Je puis envoyer à mr de Sartines le rogaton dont je vous ai parlé, il s'en amusera peut-être, d'autant plus qu'il y est un peu question de la compagnie des Indes dont il s'est mêlé avant qu'il fût ministre. Mon idée est donc de lui en envoyer un exemplaire pour lui, et un pour vous. Je crois d'ailleurs mad. de st Julien si occupée de son procés qu'elle ne se souciera guère des affaires des Indes et de la Chine. Au reste, cette bagatelle ne me fait plus aucun plaisir depuis qu'elle est imprimée. Toutes les éditions me sont odieuses depuis l'aventure de Cramer.

J'attends avec bien de l'impatience l'événement de la querelle entre mr Turgot et le parlement. Je vous avoue que je suis entièrement pour mr Turgot, parce que ses vues sont humaines et patriotiques. Il est réellement père du peuple, et le parlement veut le paraître. Je dois à ce ministre la liberté et le bonheur de la petite patrie que je me suis faite, il sera bien douloureux de la quitter.

V.