1776-03-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

Nos Lettres se croisent, mon illustre ami.
Je reçois la vôtre du 23. Tout ce que vous dites sur les apédeutes tenant la cour d'ignorance et de fanatisme est très vrai. Le grand ministre que ces marauts là détestent, doit bien se repentir de les avoir tirés de leurs cachots pour les faire r'asseoir sur les fleurs de Lys, lesquelles leur siéraient bien mieux sur leurs épaules que sur leur derrière. Ce sont eux qui ont fait agir le Châtelet contre De Lille. C'est la faction des Cléments, qui a déclaré cet oratorien criminel de Lèze majesté divine et humaine. Ils se sont réunis avec le frénétique inventeur des billets de confession, et lorsqu'une Dame de la plus haute considération a voulu adoucir ce Capelan, il lui a répondu, Madame, nous en tenons un, par la grâce de Dieu, il faut qu'il serve d'exemple aux autres.

Jam proximus ardet Ucalegon.

Vous voiez comment ce putassier de Seguier en a usé avec l'homme respectable qui devrait être à sa place dans l'académie.

L'affaire de Pankouke est cent fois plus pressante, et sera cent fois plus affreuse. Je prends mes mesures pour n'être point obligé de m'en mêler: mais je suis indigné contre Pankouke et sa sœur qui ne me font point de réponse. Il m'en faut une, et très positive, et très détaillée. Il faut que Pankouke renvoie à Genêve les poisons qu'il y a achetés. S'il en garde un seul dans sa boutique il sera infailliblement empoisonné comme Locuste le fut dans son laboratoire. Celà va faire un vacarme abominable. Cramer est heureux; il a gagné quatre cent mille francs avec mon seul nom, tandis que les gredins de la Littérature pensent que j'ai vendu mes ouvrages à Cramer. Ce genevois dans Genêve fruitur diis iratis. Mais je ne veux pas être la victime de son bonheur. Je ne veux l'être de personne et il n'y a point d'extrémité où je ne me porte plutôt que de souffrir qu'on vende sous mon nom des infamies auxquelles je n'ai nulle part, et dont tous les auteurs sont annus. Je sçaurai quitter la ville que j'ai bâtie, et les jardins que j'ai plantés. Je sçaurai mourir ailleurs. Mais que Pankouke ne me regarde pas comme un homme qu'on puisse offenser impunément.

Je vous ouvre mon cœur, mon illustre ami. Il est navré de douleur.

Je viens de lire un mémoire à consulter sur l'existence actuelle des six corps et la conservation de leurs privilèges, signé La Croix, avocat. Voilà donc un procez qu'on intente à Monsieur Turgot devant les chambres assemblées. Ce factum parait une réponse à un Mr le président Bigot de ste Croix. Si vous aviez le mémoire de Mr Bigot seriez vous assez bon pour me le faire tenir contresigné Turgot? Mais surtout je vous suplie de mettre dans votre paquet la feuille que Mr Seguier vous a attribuée. Mr De Vaines me ferait tenir tout celà bien aisément. Je vais passer quelque tems dans une maison de campagne que j'ai en Suisse à une lieue de Ferney. La lecture de vôtre feuille égaiera ce petit voiage. Un écrit fait par vous et condamné par Seguier doit être excellent.

Mais au nom de Jesus christ mon sauveur, soiez de nôtre Académie!