1776-02-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

Je vous excède peut être de mes Lettres, mais il faut pardonner aux jeunes gens qui ont de grandes passions, et qui se trouvent dans des situations violentes.

Il est certain que la faction des Sicaires qui persécute Mr De Lille de Sales, affile ses poignards et charge ses arquebuses. Il est certain que Pankouke est perdu si on trouve chez lui un seul éxemplaire de cette infâme édition annoncée par un nommé Bardin dans le journal de Bouillon.

J'ai averti sa sœur Madame Suard; elle ne me répond point; vous êtes son ami. Tout ce qu'on me mande me fait voir évidemment qu'il n'y a pas un moment à perdre. S'il est vrai qu'en éffet Bardin ou quelque autre ait vendu cette misérable édition au frère de Madame Suard, il n'a d'autre parti à prendre qu'à la renvoier ou à la brûler.

C'est à moi plus que personne de me plaindre. Il y a dans cette collection vingt ouvrages qui font frémir la religion chrétienne, et qu'on a la barbare impudence de mettre sous mon nom. Si ce nom malheureux n'est pas en toutes lettres à la tête de ces indignes ouvrages, il y est si bien désigné qu'on ne peut s'y méprendre. Je sais que le parti est pris de procéder contre Pankouke et contre moi. Je n'en puis douter; et je ne veux pas dans ma quatrevingttroisième année mourir ailleurs que dans mon Lit. Je ne veux pas être la victime de l'impudente avarice de je ne sçais quel libraire nommé Bardin.

J'avertis que je serai le premier à me plaindre si on débite dans Paris un seul éxemplaire de cette collection abominable de Bardin; que je demanderai la protection de Mr Le garde des Sceaux contre ce Bardin; que je poursuivrai ce Bardin jusqu'à ma mort, et que je chargerai mes héritiers de poursuivre ce Bardin.

Je vous prie encor une fois, mon illustre philosophe, de tirer le frère de Madame Suard de ce précipice. Je suis outré contre elle de ce qu'elle ne m'a point répondu. Il est très nécessaire que son frère et elle m'instruisent de tout. Un Libraire de Paris ne doit pas regarder une telle affaire comme un objet de commerce, mais comme un objet de potence. Soiez très sûr qu'on n'épargnera personne, et que le même esprit de fanatisme et de rage qui vient de porter Saillant le fils à dénoncer son propre père portera les sicaires à de plus sanglantes extrémités.

Je vous embrasse tendrement. Je pleure sur le genre humain. Je compte sur vôtre amitié, sur vôtre zèle et sur vos bontés.

Permettez moi de vous adresser ce petit mot que j'écris à Mr Gaillard. Faittes moi l'amitié de le lui remettre. Envoiez moi sa réponse par Mr De Vaines. Pardonnez moi mes importunités, et mes inquiétudes.